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Liam Everett
The Winds
23 janv. - 23 févr. 2019
Mennour, 6 rue du Pont de Lodi

LE CLIENT : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire mon pantalon en six mois.
LE TAILLEUR : Mais, Monsieur, regardez le monde et regardez votre pantalon
— Samuel Beckett, Les Peintres de l’empêchement, éd. de Minuit, 2006
Kamel Mennour est particulièrement heureux de présenter la troisième exposition personnelle de Liam Everett à la galerie. Les œuvres du peintre américain, basé au nord de San Francisco, reviennent de loin. Après les feux de Camp Fire qui ont détruit des milliers d’hectares de forêt et fait plus de quatre-vingts morts en Californie à l’automne 2018, Liam Everett, profondément touché par la terreur de cette catastrophe et par ses conséquences, a détruit les œuvres qui étaient déjà prêtes à partir pour l’exposition parisienne.
« Ces incendies ont provoqué une grande détresse car ce qui arrivait était incontrôlable, confie le peintre1. Pendant deux semaines, il nous a fallu rester à l’intérieur des maisons pour inhaler le moins possible les fumées toxiques. Tout cela m’a déstabilisé au point de ressentir le désir de faire table rase. Pendant les feux, j’ai détruit mes œuvres et j’ai recommencé avec de nouveaux matériaux, dimensions, directions. Il y avait un besoin urgent d’approcher la vérité de cette situation et d’entrer dans ma propre peur aussi. » (1)
Comme si les toiles avaient à la fois rendu possible l’accès aux flammes et à l’effroi. Comme si elles avaient permis d’affronter la fascination d’une énergie radicale et le spectacle de destruction où les mondes contemporain et archaïque se rejoignent dans le primordial et le sacré. Bien avant le départ de ces feux, qui allaient devenir les plus destructeurs de l’histoire des États-Unis, Liam Everett avait ressenti le désir de « créer une peinture qui pourrait n’être visible qu’à travers le vent, qu’à travers une force première ». L’intrication entre désir et destruction, entre vie et mort, est affolante. Car c’est bien le vent — plus précisément les vents d’automne chauds et secs, soufflant à 100km/h, dévorant l’équivalent d’un terrain de football toutes les trois secondes — qui a insufflé sa puissance gigantesque aux incendies.
Pour ne pas tout anéantir, ce tragique a dû rencontrer le comique. Le sursaut salvateur est venu du rire, de l’absurde. Aussi le peintre a-t-il souhaité réinterpréter Un enterrement à Ornans (1850). Il a détourné le récit des sombres funérailles vers une représentation théâtrale dans laquelle les invités sont des comédiens jouant un deuil [Untitled (Comedy at Ornans), 2018]. Ces comédiens sont désabusés comme les clochards de Beckett vivant dans un monde dévasté où le langage quotidien défaille vers des jaillissements poétiques et cocasses.
En détournant cette peinture de Gustave Courbet et en réalisant un sol peint à l’entrée de la galerie, Liam Everett nous fait aborder « une autre scène » (c’est ainsi que Freud a défini l’inconscient [ein Andere Schauplatz]). Elle englobe trois places : celle du visiteur, celle du peintre et celle du lieu de l’exposition. En pénétrant dans la galerie et en marchant sur le sol, le visiteur se trouve d’emblée placé dans l’intimité de la peinture et des phénomènes — le feu, le vent, l’attraction terrestre.
En son temps, Courbet avait fait entrer spectateur et peintre dans la toile2. Il avait révolutionné la peinture en dissolvant la distance de l’en-face. Liam Everett, lui, offre au corps d’entrer dans l’invisibilité de la peinture.
On entend au loin résonner les pas du contemporain Bruce Nauman arpentant le sol de son atelier dans sa vidéo Slow Angle Walk (Beckett Walk), 1968 ou contraignant son propre corps, puis celui du visiteur, dans l’étroitesse de son Performance Corridor, 19693. L’exiguïté du corridor engendre l’anxiété : l’œuvre est expérience.
Pour Liam Everett, il s’agit de faire ressentir l’invisible conquis jour après jour dans la pratique de l’atelier, par les gestes et les situations corporelles dans lesquelles il s’engage. Ses toiles en sont les traces ; ses toiles en sont les étonnements. « Au fil des années, une présence autonome est née de ma pratique, comme une entité fuyante. C’est cette sorte d’énergie que je cherche dans les peintures, une force qui requiert un certain niveau d’invisibilité pour survivre. » Cette sédimentation des travaux et des jours aimante les espaces sauvages : « Je suis sans cesse submergé par la couleur car elle est toujours devant moi, enveloppée par une source de lumière en constante variation. C’est le poids, le volume et la vitesse de la couleur que je perçois et dont je dépends pour construire la structure et la surface d’une peinture. » « The Winds » sont une tentative d’orienter ces forces indomptées vers le potentiel de l’imagination, donc vers la possibilité du futur. Car le dynamisme violent du vent peut devenir constructeur lorsque ses tourbillons cosmiques accompagnent les métamorphoses de la peinture. Les œuvres de Liam Everett en sont le terrain. Y entrer, c’est s’en trouver transformé.
— Annabelle Gugnon
(1) Toutes les citations de Liam Everett sont issues d"une correspondance par courriel avec l'auteur en avril et décembre 2018.

Liam Everett
Né en 1973 à Rochester, New York.
Vit et travaille en Caroline du Nord, États-Unis.




























































































