Ufan Lee

From Point, From Line: 1976-1982

3 juin - 20 juil. 2019

Mennour, 28 avenue Matignon

Apparition et existence

Que regardons-nous ?
Des lignes tracées en un seul geste, qui s’étendent lentement jusqu’au bord de la toile, comme de longues respirations. Des points, répétés successivement jusqu’à l’épuisement de la matière sur le pinceau, comme des notes soufflées jusqu’au silence. À travers la répétition et la différence, la formule semble ouvrir vers un espace sans limites et un temps infini.

Regarder une œuvre de la série From Point ou From Line de Lee Ufan revient inévitablement à imaginer un geste, imaginer un pinceau plongé dans un mélange épais de pigment minéral, d’huile et de colle, imaginer une main tenant ce pinceau, un bras, un corps ; imaginer la tension dans les muscles de ce corps, imaginer le souffle de l’artiste, sa concentration, jusqu’au moment du contact entre la matière et la toile, puis celui où le poignet se relève.

Chaque trait de pinceau est unique, irréversible, indélébile. Il marque le temps. Il tente de reproduire fidèlement le trait précédent mais, bien qu’il lui ressemble, il ne sera jamais identique.

L’origine de ces gestes se trouve dans l’apprentissage de la calligraphie du jeune Lee Ufan en Corée. On y apprend aux enfants à tracer des points ou des lignes sur le papier jusqu’à disparition de l’encre. Dans les années 1970 et 1980, alors qu’il vivait entre le Japon et la France, Lee Ufan se souvint de ces gestes de son enfance. C’est alors qu’il réalisa ces deux séries de peintures, par lesquelles il affirma sa propre vision artistique dans le contexte de Mono-ha, un groupe d’artistes japonais d’avant-garde dont le nom signifie littéralement « l’école des choses ».

Lee Ufan devint rapidement l’un des principaux théoriciens du groupe. Leur ambition était de redonner à l’art un rôle essentiel en recourant à la simplicité, en se concentrant sur les propriétés fondamentales des matériaux bruts et leurs interactions. Ils choisirent de se retirer du domaine de la représentation, du monde des images et du langage, pour se concentrer sur des expériences sensibles.

En partant du point et de la ligne, Lee Ufan rend visible tout le processus de l’interaction entre la matière pure, la toile vierge — encore largement visible et intacte — et son corps tenant le pinceau. Un conflit subtil devient ici lisible entre la raison, qui aspire à la reproduction fidèle du même geste, et les contingences extérieures, grâce auxquelles aucun point ni aucune ligne ne seront jamais identiques à ceux d’avant.

Le temps, la concentration et l’épuisement de la matière guident la création de l’œuvre. La place de l’expression artistique personnelle est réduite à néant. L’acte de peindre n’est plus celui d’un ego héroïque, il est au contraire humblement partagé avec une multitude de paramètres, dont certains restent incontrôlés : la matérialité et la transparence de la peinture, la rugosité de la toile, l’air ambiant, la forme du corps de l’artiste, etc.

Lee Ufan considère chaque trace du pinceau comme unique, vivante, apparaissant puis disparaissant. Entre ce début et cette fin, une négociation a lieu entre la toile, le corps de l’artiste, et l’attention du spectateur : c’est cela, l’existence, un fragile équilibre entre le plein et le vide, parfois représenté par un cercle.

Pour Lee Ufan, l’art n’est pas une fin en soi, mais un outil, un moyen pour celle ou celui qui se tient devant la toile d’apprendre à regarder autrement, de redevenir attentif aux subtilités du monde.

Avec ces gestes de point et de ligne, à la fois extrêmement simples et d’une grande complexité, il nous invite à prendre le temps de goûter mentalement, trait après trait, le cycle infini de l’apparition et de l’existence, jusqu’à leur disparition.

 

Jean-Marie Gallais, commissaire de l’exposition “Lee Ufan. Habiter le temps”, Centre Pompidou-Metz