Zineb Sedira

L’écriture des lignes

3 sept. - 8 oct. 2016

Mennour, 47 rue Saint-André-des-Arts

Kamel Mennour est heureux de présenter « L’Écriture des lignes », la cinquième exposition personnelle de Zineb Sedira à la galerie.

La terre est le principal sujet de Zineb Sedira : la terre comme territoire, comme habitat, comme parcelle du monde. L’artiste y cherche une source d’inspiration pour comprendre la relation des hommes à leur milieu. Elle propose, avec cette exposition, de considérer la place de l’individu au sein du monde en interrogeant le sens de ses pratiques. Elle invite, ainsi, à repenser, en termes heideggériens, notre « être-au-monde ». Cette réflexion/proposition rencontre aussi la préoccupation grandissante des historiens, anthropologues, géographes et archéologues : comment traduire la relation que telle ou telle société, ou fragment de société, entretient avec le monde, avec la nature, avec son environnement, et par conséquent avec son temps, son passé, son histoire ? Et comment considérer les systèmes de représentations qui en émanent ? Peut-on penser des territoires qui ne soient pas des paysages, des paysages qui ne constituent pas des territoires 1. ?

 

Cette exposition explore cette dialectique, en interrogeant la manière dont une société peut matérialiser ses territoires. Pour ce faire, l’artiste s’appuie sur les rapports qu’entretiennent deux sociétés au monde qui les entoure : la Laponie et l’Algérie. En Laponie, sur les bords du fleuve Torne, l’artiste traduit en images la puissance blanche et sauvage de ces territoires hantés par les mythologies et les contes. En Algérie, dans l’intimité des terres familiales, elle évoque, sous la surface paisible des paysages photographiés, l’ambiguïté des jeux de représentations qui jonglent entre « intériorité » et « physicalité 2. ». 

‘Hic sunt leones’—‘Here live lions’—wrote the Ancient Romans on the unexplored regions of their planispheres. What should one inscribe on the maps of the distant, icy territories of Lapland? The territories of Lapland have preserved an air of terra incognita. More explored than conquered, the harshness of the climate has to a large extent guaranteed their preservation. Today they constitute one of the last large stretches of wilderness in Europe, traversed by the long Tornio River. This river, this interior line cutting across Lapland and separating Sweden from Finland, is a line of water 730 kilometres long that disappears under ice in the winter. 

 

À l’écoute de ces immensités glacées et de ses mystères, Zineb Sedira cherche à découvrir les échos de ce monde, les beautés sourdes de ces paysages. Elle propose des rêveries pétrifiantes. Elle donne naissance à des images fugitives des eaux gelées, claires et brillantes, mais aussi, des profondeurs obscures où gisent fantasmes et projections imaginaires. Pour y parvenir, l’artiste s’appuie sur des points de vue à plusieurs échelles, du microscopique au macroscopique, prenant en compte toute la richesse de ces espaces cachés. Avec ses images, Zineb Sedira semble créer une correspondance avec le ciel ; certains détails sont comme des étoiles générant de nouvelles constellations. Il émane de cet arrière-plan un sentiment de totalité cosmique. Ainsi, ces formes - ces solitudes glacées -  incitent-elles à repenser l’équilibre entre ciel et terre, eau et ciel, terre et eau, terre et individu. Par leur poétique, elles sont autant de découvertes du monde et de soi. De cette expérience riche et variée, Zineb Sedira propose une relation qui serait en symbiose avec le monde ; une symbiose qui ne veut pas dire fusion ou disparition. Car il s’agit d’y trouver les ressources pour repenser notre rapport à la nature dans lequel nous ne  serions ni séparés d’elle, ni unis à elle, mais en charge d’elle. 

Avec ce travail, l’artiste s’interroge sur le tout de notre existence. Il ne s’agit pas pour Zineb Sedira de délimiter une frontière nette entre l’Homme et son environnement. Les deux sont inextricablement entrelacés. Elle souligne ainsi la diversité et la subjectivité des regards portés sur la représentation et l’expérience d’un territoire. Ignorante de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, la perception du monde est décrite, chez Zineb Sedira, à l'échelle d’un groupe, d’un individu. Quels sont les enjeux, les contraintes et les limites de la représentation d’un territoire ou d’une propriété ? Comment esquisser la forme géographique d’une terre ? Face à ce questionnement, Zineb Sedira prend conscience de la fragilité de ses représentations, accompagnée de la crainte de perdre son père, témoin d’un patrimoine culturel et oral en voie de disparition. Elle cherche ainsi à traduire le rôle de cette mémoire, à la fois, individuelle et collective, dans le tracé d’un territoire en considérant l’exemple de son père en Algérie. Filmant son père arpentant ses terres, Zineb Sedira questionne, chemin faisant, les formes et représentations d’un territoire. Est-il légitime de vouloir définir les limites d’un territoire, ou cela revient-il à les sortir du seul domaine où elles s'épanouissent : l'intériorité de celui qui les énonce, en l’occurrence, ici, son père ? Et dans ce cas, comment, de façon respectueuse, cartographier la notion de territoire ?

 

Or, tout effort de spatialisation est, pour son père, à la fois mental et physique. C’est en marchant que son père trace, mentalement et physiquement, ses terres. L’expérience joue donc un rôle fondamental dans le tracé d’un territoire. Zineb Sedira joue de cette ligne de partage entre « intériorité » - appréhension mentale du monde - et « physicalité » - matérialisation physique d’un territoire. Or, la notion de territoire n’est-elle pas indissociable de l’expérience du corps2 ? Corps et territoire -  deux notions hétérogènes - semblent, ici, avec l’expérience de son père, consubstantiels à la représentation d’une terre. Il émane de cette attitude une perception du territoire qui est à la fois précis et vaporeux. Photographiée ou filmée, cette terre qui n’est ni sublime ni pittoresque est confrontée, dans l’espace d’exposition, à la typologie mise en œuvre par les géographes et urbanistes, qui fixe les limites et contours, d’un territoire, selon des formes géométriques précises. Ainsi, l’artiste déplace-t-elle les clivages entre sociétés, entre cultures, entre régions du monde, en cherchant, à comprendre la pensée de l’un et l'autre, de la comprendre sans l'adopter pour autant. D'une terre à l'autre, d'un monde à l’autre, elle cesse d'expliquer pour se mettre à l'écoute, en plaçant la terre dans une position de sujet, en assumant le risque de reconsidérer ses limites et ses formes, évoquant, par là-même, les dispositions d’un être à considérer son environnement.

 

— Mouna Mekouar 

 

1.      Jean-François Chevrier, Des Territoires et les Relations au Corps, Paris, l’Arachnéen, 2010. 
2.     Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.