Il est des lieux qui bruissent de murmures.
Cette exposition, dont le titre est emprunté au conte philosophique d’Amos Oz, offre une déambulation dans l’espace sylvestre à travers les regards d’artistes modernes et contemporains sur le paysage. Sujet naturel ou objet culturel, la forêt est tour à tour un refuge inspirateur de rêveries solitaires romantiques, un vecteur de mythes surréalistes, le symbole d’un temps passé idéalisé, un sujet d’expérimentations picturales, ou encore le point de départ d’une réflexion sur la relation de l’humain à son environnement naturel. Un lieu d’émerveillement où comme l’observe Gerhard Richter, on « peut perdre son chemin, se sentir abandonné, mais aussi en sécurité, retenu dans le giron du sous-bois [1]. »

Dans cette exposition, le soleil apparaît entre les branches des arbres les plus hauts (Latifa Echakhch), ou disparaît dans des Jardins obscurs (Marc Desgrandchamps). On plonge dans le bois (Giuseppe Penone), on s’offre à la métamorphose du vivant (Alicja Kwade), au souvenir qu’il imprime en nous (Gina Pane). Ce sont les spécificités des lieux, ou l’universalité des émotions qu’ils convoquent que retiennent les artistes : un Champ près d’un bois (Francis Picabia), le jardin Pastret (Gustave Le Gray), des vallées de la Loue ou un Ruisseau dans une clairière (Gustave Courbet). Autant de lieux porteurs d’une poésie intrinsèque dont les artistes ont fait leur sujet.

Comme l’exprimait Gaston Bachelard à propos des poètes, le peintre qui « vit la forêt » se trouve lui aussi devant « une immensité sur place » qu’il sent et capture [2]. Une immensité temporelle, émotionnelle rassemblée en un lieu. Certaines œuvres matérialisent ainsi une émotion poétique. Les oliviers italiens aux rameaux dansants d’Ugo Rondinone et les graines de palmiers de Petrit Halilaj & Alvaro Urbano restituent un condensé de mémoire, incarnant des êtres et des lieux chers. Les branchages du Study of Brain Tree de Robert Longo s’étendent à l’image d’un réseau neuronal recueillant nos mémoires. Pour Victor Hugo, la forêt est ce lieu du mystère dont « la contemplation [emplit] le cœur d’amour [3] ». Odilon Redon en peint une allégorie féminine onirique. Dans l’univers mythopoétique de Félix Labisse, la forêt se mue en Amazone sensuelle surréaliste, forme hybride entre humain et végétal. Dans l’œuvre d’Eugène Leroy, la matière même fait paysage, dans celle de Nicolas de Staël, ainsi que celle de Per Kirkeby, Simon Hantaï, Judit Reigl, Zao Wou-Ki, Joan Mitchell et Paul Rebeyrolle ; la nature devient le sujet d’expérimentations plastiques et visuelles dans une tension dynamique entre figuration et abstraction.

Un accrochage à l’italienne réminiscent de la manière dont étaient admirées les scènes de genre au XIXe siècle met en dialogue les vues éthérées en camaïeux de bruns d’Eugène Carrière, les abstractions pictorialistes de Gustave Le Gray, le portrait d’un arbre en majesté d’Eugène Delacroix, le vieux chêne romantique de Léon-Louis Riesener, les scènes imaginaires de Lucas Arruda et la palette inoubliable de Gustave Moreau. Dans la même salle, un tableau réaliste magistral de Gustave Courbet rendant hommage au « pays qu’il connaît si bien » dialogue et contraste avec l’œuvre vidéo Céleste d’Hicham Berrada. Si cette dernière évoque les vues de la Renaissance, elle devient onirique par l’inondation de fumigènes bleus au cœur du paysage.

À rebours d’une contemplation idéaliste, certaines œuvres s’attachent davantage à ce que le paysage dit de notre rapport contemporain au monde vivant. Avec poésie, Matthew Lutz-Kinoy détourne l’usage militaire des vues aériennes pour assembler un paysage-camouflage aux teintes acidulées. Une vue du dessus, à vol d’oiseau au-dessus des frontières. Tadashi Kawamata fait du bois son sujet et médium. Dans sa sérieTree Huts, l’artiste recycle des débris des cabanes éphémères qu’il perche au sein de la forêt pour réaliser une archive a posteriori de ses installations. La dimension écologique de sa pratique fait écho au processus naturel et parle sans concession du désir humain de permanence face aux forces de la nature. Marie Bovo utilise le cadre du train pour capturer les fragments d’un paysage en mouvement contemplé lors d’un voyage à travers la Russie et l’Europe de l’Est. La série intitulée Stances superpose la mémoire soviétique à des étendues vidées de présence humaine qui semblent hors du temps.

L’exposition orchestre un parcours au cœur des multiples manières de recueillir et retenir l’expérience de la nature. À notre tour, plongés dans les souvenirs du hors-du-monde que constitue le refuge de la forêt, nous pourrions dire : « Me voici traversé de rayons, scellé de soleil et d'ombre... J'habite une bonne épaisseur... L'abri m'appelle. Je rentre le cou dans ses épaules de frondaisons... Dans la forêt, je suis en mon entier. Tout est possible dans mon cœur comme dans les caches de ravines. Une distance touffue me sépare des morales et des villes [4]. »

—

1. Gerhard Richter, Catalogue d’exposition, Bâle, Fondation Beyeler, 2014. 

2. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957.

3. Victor Hugo, « Aux arbres », Les Contemplations, 1843.

4. René Ménard, Le livre des arbres, Paris, Éd. Arts et Métiers graphiques, 1956, pp. 6 et 7.

Né en 1983 à São Paulo, LUCAS ARRUDA vit et travaille dans la même ville.
Née en 1931 à Bordj el Kiffan (Algérie), BAYA est morte en 1998 à Blida (Algérie).
Né en 1986 à Casablanca (Maroc), HICHAM BERRADA vit et travaille entre Paris et Roubaix (France).
Née en 1967 à Alicante (Espagne), MARIE BOVO vit et travaille à Marseille (France).
Né en 1849 à Gournay-sur-Marne (France), EUGÈNE CARRIÈRE est mort en 1906 à Paris.
Né en 1819 à Ornans (France), GUSTAVE COURBET est mort en 1877 à La Tour-de-Peilz (Suisse).
Né en 1798 à Charenton-Saint-Maurice (France), EUGÈNE DELACROIX est mort en 1863 à Paris.
Né en 1880 à Chatou (France), ANDRÉ DERAIN est mort en 1954 à Garches (France).
Né en 1960 à Sallanches (France), MARC DESGRANDCHAMPS vit et travaille à Lyon (France).
Née en 1974 à El Khnansa (Maroc), LATIFA ECHAKHCH vit et travaille entre Vevey and Martigny (Suisse).
Né en 1986 à Kostërc (Kosovo), PETRIT HALILAJ vit et travaille entre l’Allemagne, le Kosovo et l’Italie.
Né en 1922 à Bia (Hongrie), SIMON HANTAÏ est mort en 2008 à Paris.
Né en 1802 à Besançon (France), VICTOR HUGO est mort en 1885 à Paris.
Né en 1953 à Hokkaido (Japon), TADASHI KAWAMATA vit et travaille entre Tokyo et Paris.
Né en 1938 à Copenhague, PER KIRKEBY est mort en 2018 dans la même ville.
Née en 1979 à Katowice (Pologne), ALICJA KWADE vit et travaille à Berlin.
Né en 1905 à Marchiennes (France), FÉLIX LABISSE est mort en 1982 à Neuilly-sur-Seine (France).
Né en 1820 à Villiers-le-Bel (France), GUSTAVE LE GRAY est mort en 1884 au Caire.
Né en 1910 à Tourcoing (France), EUGÈNE LEROY est mort en 2000 à Wasquehal (France).
Né en 1953 à New York, ROBERT LONGO vit et travaille dans la même ville.
Né en 1984 à New York, MATTHEW LUTZ-KINOY vit et travaille entre Los Angeles et Paris.
Née en 1925 à Chicago (USA), JOAN MITCHELL est morte en 1992 à Paris.
Né en 1826 à Paris, GUSTAVE MOREAU est mort en 1898 dans la même ville.
Né en 1978 à Limassol (Chypre), CHRISTODOULOS PANAYIOTOU vit et travaille entre Limassol et Paris.
Née en 1939 à Biarritz (France), GINA PANE est morte en 1990 à Paris.
Né en 1947 à Garessio (Italie), GIUSEPPE PENONE vit et travaille entre Turin (Italie) et Paris.
Né en 1879 à Paris, FRANCIS PICABIA est mort en 1953 dans la même ville.
Né en 1926 à Eymoutiers (France), PAUL REBEYROLLE est mort en 2005 à Boudreville (France).
Né en 1840 à Bordeaux (France), ODILON REDON est mort en 1916 à Paris.
Née en 1923 à Kapuvár (Hongrie), JUDIT REIGL est morte en 2020 à Marcoussis (France).
Né en 1932 à Dresde (Allemagne), GERHARD RICHTER vit à Cologne (Allemagne).
Né en 1808 à Paris, LÉON LOUIS RIESENER est mort en 1878 dans la même ville.
Né en 1923 à Montréal (Canada), JEAN-PAUL RIOPELLE est mort en 2002 à Saint-Antoine-de-l’Isle-aux-Grues (Canada). Né en 1964 à Brunnen (Suisse), UGO RONDINONE vit et travaille à New York.
Né en 1913 à Saint-Pétersbourg (Russie), NICOLAS DE STAËL est mort en 1955 à Antibes (France).
Né en 1983 à Madrid, ALVARO URBANO vit et travaille à Berlin.
Né en 1920 à Pékin, ZAO WOU-KI est mort en 2013 à Nyon (Suisse).