Gina Pane
Terre Protégée
12 déc. 2018 - 12 janv. 2019
Mennour, 47 rue Saint-André-des-Arts

Sur le plan de la communication, le travail de Gina Pane constitue une remarquable réussite de langage, une culminance de l’environnement, un chef-d’œuvre d’écologie appliquée. […] À la veille de notre grande mutation, nous devons nous préparer aux options révolutionnaires du passage : de la clarté de nos analyses dépend l’efficience de nos réponses. La remise en question de nos valeurs les plus établies exige des chercheurs lucides. En voilà un. 

Gina Pane a certes plus d’un mot à dire et je suis sûr qu’elle les dira, au bon moment.

Pierre Restany, Paris, mai 1970. (1)

 

Kamel Mennour est heureux de présenter « Terre protégée » la troisième exposition personnelle de Gina Pane, figure centrale de la scène artistique des années 1970-1980 en France. 

 

Tout au long de sa carrière, Gina Pane a pratiqué avec une aisance égale le dessin, la peinture, la lithographie, la sculpture, l’installation, l’« action » et la photographie qu’elle utilisait dans le cadre des « constats d’actions ». Elle a eu recours à de nombreux matériaux (sable, terre, bois, aluminium, cuivre, laiton, feutre, etc.) sélectionnés pour leurs qualités intrinsèques et leurs portées symboliques, mais aussi à différents objets rapportés ou fabriqués par ses soins, sans oublier bien sûr à son propre corps, qu’elle érige comme matériau principal de sa création et instrument d’un nouveau langage, celui de l’art corporel.

L’exposition présentée à la galerie kamel mennour (47 rue Saint-André-des-Arts) se concentre sur la première période de l’artiste et plus particulièrement la fin des années 1960 : une période – souvent méconnue – qui précède les actions à forte charge symbolique ritualisées autour de la blessure et réalisées en public (1971-1979) et les Partitions, dernières productions sculpturales de l’artiste inspirées par la vie des saints martyrs (1980-1989). 

Les dessins, peintures, installations, sculptures, photographies, poèmes et documents d’archives exposés (certains pour la première fois) témoignent de la richesse de l’œuvre de cette artiste visionnaire et pleine de vie. Une œuvre qui, dans ses divers aspects, pose des questions encore d’actualité.

« Terre protégée » (titre emprunté à un triptyque éponyme de l’artiste) s’attache à montrer le travail engagé de Gina Pane à l’égard de notre terre-mère : une terre enchantée, nourricière, habitée, protégée, chérie, remémorée mais aussi menacée, exploitée, dévastée, souillée, polluée, noyée… 

Une exploration critique au croisement du poétique et du politique, à la fois métaphysique et tellurique, philosophique et sociale, entre terre, eau et ciel. Un dialogue avec la réalité simple et direct, car « l’art n’est plus diversion de la réalité »(2) comme l’écrit Catherine Millet en 1969.

Gina Pane a en effet très tôt une conscience aigüe de la fragilité de notre environnement naturel, de la transformation irrémédiable du monde et des paysages causée par le développement industriel, l’urbanisation, la militarisation et l'agriculture intensive. La préservation du sol et de la terre, qui symbolisent des promesses de vie et d’espoir, devient un des leitmotivs récurrents dans ses productions de la fin des années 1960. Déterminée, l’artiste cherche à sensibiliser le public aux questions écologiques : pollution de l’air, manque d’espaces verts, contamination et montée des eaux, épuisement des ressources, catastrophes naturelles, etc. La photographie Situation idéale : terre – artiste – ciel (1969) pourrait à ce titre être lue comme le programme qui sous-tend toute son œuvre : « Entre deux horizontales : terre /ciel, j’ai placé mon corps verticalement pour provoquer une situation idéale. » Les pieds fermement ancrés dans la terre, regardant droit devant elle, Gina Pane se dresse entre le monde terrestre et le cosmos. L’artiste doit être, selon elle, un intermédiaire, un passeur, un catalyseur en vue de réalisations concrètes. Il devrait d’ailleurs conceptuellement pouvoir participer, « exiger l’élévation d’un terrain, la nécessité de cours d’eau, […] la nécessité d’un sol vallonné, etc., car […] il ne doit y avoir aucune rupture entre le milieu naturel, l’individu et sa création » (3)

Avant 1968, marquée par le vocabulaire du suprématisme, Gina Pane produit en atelier une série conséquente de dessins et de peintures proposant des formes géométriques, simples ou complexes : des formes arrondies, triangulaires ou encore polygonales qui cherchent à s’intégrer à l’intérieur de la surface de la feuille ou de la toile. Superposées, combinées, ces dernières sont peintes dans des couleurs primaires – les couleurs froides semblant comme reculer et les couleurs chaudes avancer par rapport au plan du support – dans le but d’introduire un mouvement et une sensation d’espace (salle 1). Mais très rapidement, la 2D ne suffit plus à l’artiste qui se laisse tenter par la sculpture avec une forte inflexion minimaliste. Naissent alors les Structures affirmées, de grands prismes produits en métal, souvent de couleur bleue, tendus vers le ciel. Des « Peinture-Sculpture primaires mais pénétrables/impénétrables où le corps serait considéré dans la conception même de l’œuvre en créant des espaces »(4), des sculptures faites par l'homme et pour l’homme, jouant subtilement avec l’idée d’architecture et qui participent à la vie. « Le but de mes recherches est de construire en me préoccupant de toutes les données de l’environnement »(5), écrit l’artiste.

Évoquons dans cette série de recherches basées sur les problèmes relatifs à l'écologie, sa première réalisation d’envergure, Acqua alta/Pali/Venezia (1968-1970) : une installation environnementale et sculpturale, formellement liée aux Structures primaires et reconstruite pour l’exposition (salle 2). Gina Pane livre dans celle-ci une vision toute personnelle d’une Venise à l’agonie. « J’ai choisi d’exprimer cette ville car, par la complexité de ses problèmes, elle symbolise les aspirations, les refus de notre civilisation […] c’est à la fois le symbole de l’anecdote comme celui du drame. Les écologistes, urbanistes, etc. ont réussi, en soulignant les causes de “la mort de Venise” à faire prendre conscience de la précarité de notre environnement actuel. C’est Venise frappée qui frappe à son tour, jusqu’au niveau politique. » (6) Ainsi, dans un bassin d’eau croupie, des poutres minimales – figurant les antiques pali (pilotis) vénitiens – s’élèvent vers le plafond de la galerie. Produites en Duralinox – « un matériau moderne qui assigne la technologie contemporaine à comparaître » (7) écrit Pierre Restany –, ces poutres penchent toutefois sous le poids de la menace qui plane sur la cité des Doges, une menace créée par la poussée technologique et l’industrialisation trop rapide de ses ports. La structure s’accompagne d’un commentaire écrit qui envahit l’espace : Acqua alta (expression vénitienne qui annonce la marée haute) occupe tout le sol, tandis que le mot pali se voit scandé sur les murs et le mot Venezia répété au plafond comme une litanie, comme si la ville tentait de garder, tant bien que mal, la tête hors de l’eau avant sa noyade inévitable…

Revenons maintenant au point de départ : juillet 1968. Gina Pane se promène dans la vallée de l’Orco aux environs de Turin, lorsqu’elle aperçoit un tas de cailloux placé sur le versant ombragé de la montagne. « La vue d’un amas de pierres de petite taille allant de 0,15 m à 0,20 m exposées au nord, recouvertes de mousse et encastrées dans une terre humide, m’a fait réaliser qu’elles ne percevaient jamais de rayon de soleil, donc de chaleur. C’est alors que j’ai pris la décision de les déplacer en les prenant une à une pour les déposer dans un endroit découvert et au sud » (Pierres déplacées). C’est à partir de ce « premier acte in vivo », de cette pulsion spontanée « de réparer une injustice », que l’artiste prend conscience des limites de « ses travaux picturaux et sculpturaux. Elle trouve dans la nature, écrit Dany Bloch, des problèmes d'espace qui lui [paraissent] plus importants de résoudre que ceux posés par la surface de la toile ou l'environnement d'une sculpture » (9)

De retour à Paris, elle décide donc que son atelier, ce lieu clos, ne sera plus son lieu exclusif de travail : la nature catalysera désormais ses recherches. Utilisant son corps comme élément de transmission (récepteur/émetteur), elle s’engage dans un ensemble d’actions in vivo tantôt tendres, tantôt protectrices, tantôt dangereuses, parfois dérisoires (salle 3). Des gestes souvent « très simples […] dont la beauté tient à leur extrême fragilité » (8)  disait Anne Tronche, et qui ont pour finalité d’établir de nouvelles possibilités de communication entre cette nature en danger et l'homme qui l'habite.

Fin 1968, Gina Pane débute ainsi son triptyque Terre protégée. Sur un lit de terre arable dans la campagne italienne, elle installe 120 structures de bois reliées par des ceintures de chanvre et orientées par rapport aux points cardinaux. Sous chacun des plots (qui font penser à des bouées de sauvetage), elle place un petit sachet de graines dans le but de préserver les richesses de la terre nourricière – une thématique que l’on retrouve également dans l’installation Le Riz n°1 (1970-1971) qui figure un fragment de rizière (le riz, une nourriture universelle, fonctionnant pour l’artiste comme un trait d’union entre les idéologies opposées des pays capita­listes et socialistes). 

Les deux autres volets, viendront en 1970. Pour Terre protégée II, Gina Pane s’allonge sur le ­sol, le dos contre terre, les bras en croix, pour faire barrage aux agressions, prendre possession de l’espace et établir une liaison avec l’environnement naturel, tout en se laissant également assimiler par ce dernier. Et pour Terre protégée III, elle réalise un cercle de pierres pour protéger l’inscription éponyme sculptée à même la terre. 

En juillet 1969 à Écos (Eure), « sur un terrain cultivable, [elle] enfouit un rayon de soleil dans la terre à l'aide de miroirs » (Enfoncement d'un rayon de soleil).

En décembre 1969 près de Turin, elle jette 4 dessins dans le torrent Chisone, en espérant que l'eau les en­traînera jusqu’à la mer (J’ai jeté 4 dessins dans le torrent Chisone (Turin) destination mer. Acte raisonnable, ennuyeux, autocritique).

En octobre 1970 à Ury (Seine-et-Marne), elle accomplit l’escalade vertigineuse de la paroi d’une carrière de sable, un effort extraordinaire qui la pousse à expérimenter ses limites. Elle dira : « Les parois de sable étaient terriblement hautes […], je savais qu’il y avait un danger d’éboulement, ce danger était perceptible, je l’ai ressenti physiquement. » (9). Le silence qui règne dans la carrière y est vécu comme la condition nécessaire d’une relation plus intense avec la nature – ici menaçante (Deuxième projet pour le silence).

En novembre 1970 à Ury toujours, elle prolonge un chemin vicinal à l’aide de traverses de bois, pour tenter d’établir de nouvelles possibilités de communication (Continuation d’un chemin de bois pour aller d’un lieu à un autre dans le but d’une quelconque communication). 

Enfin si l’œuvre Stripe Rake produite en 1969 (salle 1), qui rend hommage au carré noir de Kasimir Malevitch, ne se manipule plus aujourd’hui, cette dernière était initialement praticable par le public. Le spectateur était en effet invité à l’aide d’un râteau confectionné par l’artiste à inscrire des traces, à lier le sable du désert, matière morte où rien ne pousse, et l’humus, matière vivante symbole de récoltes à venir.

 

Si poétiques que ces actions et œuvres puissent paraître, il ne faut pas perdre de vue que la majorité d’entre elles ont été dictées par une volonté de manifester un désespoir, une colère justifiée face au devenir de la planète ; un désir de communiquer avec le spectateur (communiquer au sens de prévenir, mais aussi de communiquer avec, de rencontrer), pour provoquer un sursaut des consciences. Gina Pane écrira en 1974, dans sa Lettre à un(e) inconnu(e) : « C’est à VOUS que je m’adresse parce que vous êtes cette « unité » de mon travail : L’AUTRE. » (10)

 

— Emma-Charlotte Gobry-Laurencin

(1) Pierre Restany, « Acqua Alta/Pali/Venezia », in Gina Pane, catalogue de l’exposition, Galerie Rive Droite, Paris, 1970, n. p.

(2) Catherine Millet, « Gina Pane : L’art comme moyen d’action », in Les Lettres françaises, Paris, 1969.

(3) Extrait d’une citation de Gina Pane, in Artitudes International, n°3, Saint-Jeannet, décembre 1971-janvier 1972.

(4) Gina Pane, « 1965-1968 », in Lettre à un(e) inconnu(e), Ecole nationale supérieure des beaux-arts, Paris, 2003, p. 74.

(5) Extrait d’une citation de Gina Pane, in Artitudes International, n°3, op. cit.

[1] Extrait d’un texte dactylographié de l’artiste trouvé dans ses archives.

[1] Pierre Restany, Acqua Alta/Pali/Venezia, in « Gina Pane », op. cit.

[1] Extrait d’un texte dactylographié de Dany Bloch trouvé dans les archives de l’artiste.

[1] Anne Tronche, Gina Pane. Actions, Fall .dition, Paris, 1997, p. 9.

[1] Extrait d’une citation de Gina Pane, in Gina Pane. Travail d’action, catalogue de l’exposition, Galerie Isy Brachot, Paris, 1980, n. p.

[1] Gina Pane, Lettre à un(e) inconnu(e), in « Dossier Gina Pane », Artitudes International, n° 15-17, Saint-Jeannet, octobre-décembre 1974, p. 34.