Illuminations
28 nov. 2019 - 18 janv. 2020
Mennour, 47 rue Saint-André-des-Arts

En marge de ses projets d’architecture, Christian de Portzamparc a toujours peint et dessiné librement. Il s’agit là, selon lui, d’une expérience pure de pensée de l’espace – pure parce que libérée du poids de la matière qu’implique la construction ou même l’installation. Ici, les idées, les obsessions de l’architecte deviennent faits picturaux.

Dans la première salle de la galerie, trois peintures basées sur une obsession de représenter l’espace et une volonté de jouer avec la profondeur, qui était bannie dans la peinture moderne selon Clement Greenberg.

Ce système de représentation de l’espace en deux dimensions, issu de la géométrie descriptive, devient ici une structure picturale.
Mais les lieux décrits dans l’espace infini ne sont visibles que si de la lumière le traverse pour rencontrer de la matière : des particules de gaz, des parois, des poussières, des objets solides, qu’elle illumine. Nous imaginer ce qui constitue la lumière dans l’infiniment petit est impossible. Ici, des réseaux multidirectionnels qui semblent en mouvement la symbolisent. Ils sont venus d’heures anciennes que passa Christian de Portzamparc à regarder les phénomènes de projections et réflexions nocturnes en pensant aux turbulences des photons que la physique quantique nous présente à la fois comme ondes et comme particules, mais de masse nulle...

Jean-Hubert Martin [commissaire d’exposition]:

Une question qui me fascine en tant qu’observateur profane est : comment un architecte conçoit-il un espace ? Beaucoup de gens ne savent pas imaginer l’espace. Pourquoi y a-t-il des gens doués pour ça plus que d’autres? Paradoxalement, dans tes peintures, tu te retrouves un peu tiraillé. Parce que tu n’es ni dans la création d’un espace réel en volume de l’architecture, ni dans la peinture moderne dont le dogme a été de respecter la planéité du support et de s’affranchir de la

représentation de l’espace. Dans certaines toiles on a l’impression que l’espace s’étend vers l’infini, avec des corps indéfinissables qui n’ont pas de vraie solidité et semblent en mouvement. Je pensais à la fameuse théorie, reprise par Malevitch, de la 4e dimension qui consiste à rajouter le mouvement aux trois dimensions de la ligne, du plan et du volume. Ne serait-ce pas pour toi le lien avec la question de la création de l’espace ?

Christian de Portzamparc: Mes dessins viennent précisément de cette question : comment imagine-t-on et conçoit-on l’espace ? L’architecture existe d’abord comme représentation, comme dessin avant d’être éventuellement construction. Imaginer des espaces pour les construire a occupé des années de ma vie, mais j’ai toujours dessiné et peint à côté. C’est hors de toute commande, mais il y a une relation évidente avec le travail d’architecte. Je n’ai pas l’impression d’entrer dans un autre métier ou un autre monde en passant de l’un à l’autre. J’ai, avec la peinture et le dessin, cette liberté de ne pas être obligé d’attendre cinq ou dix ans pour voir le résultat alors que l’architecture demande une grande patience, des centaines de réunions, de plans, de calculs, de conflits aussi, une énergie constante. Au commencement de cette série, il y a eu deux dessins qui représentent les plans de référence de la géométrie descriptive : le dièdre ; c’est-à-dire le plan du tableau et le plan de projection horizontale avec la ligne de terre qui est leur intersection. Ce sont les références universelles nécessaires qui permettent de définir un lieu dans l’espace infini et d’inscrire les positions et formes de tout objet en plan, coupe et élévation. L’architecture qui est en trois dimensions passe nécessairement par cette projection où l’axonométrie est la représentation illusionniste en perspective. Mes dessins partent souvent de là.

Mes aquarelles des années 70 étaient déjà basées sur ce dièdre des deux plans de référence qui définissent une portion de l’espace infini dans laquelle je situais des volumes, des choses. On est dans la représentation de la profondeur, interdite dans le modernisme pictural du siècle après Matisse et Greenberg. Des modes de représentation de l’espace étaient déjà recherchés par les peintres de Pompéi ou dans la peinture médiévale, et elle fut codifiée scientifiquement avec l’invention de la perspective puis bousculée et réinventée par le cubisme, et elle revient encore chez Matta avec son univers d’objets dans l’espace. Dans mes derniers dessins, il y a des corps gazeux informes et puis une présence métaphorique de la lumière qui se présente comme une énigme à notre imagination étant tantôt une onde, tantôt un faisceau de corpuscules (les photons).

J-H M : Un architecte peut-il être un artiste en même temps ? Y a-t-il quelques grands exemples ? Je crois que tu voulais plutôt devenir un peintre qu’un architecte au départ. Peux-tu parler de ces origines, du tournant décisif ?

C d P : La peinture me passionnait, la sculpture aussi. Je découvre ce métier d’architecte grâce à un dessin du projet de Chandigarh de Le Corbusier vu dans un livre de Jean Petit. Je réalise alors que la peinture peut aussi devenir un espace dans lequel on peut marcher, ce peut être un lieu.

J-H M : Et alors inversement tu dessines aussi beaucoup pour l’architecture, tu fais des tas de croquis ?

C d P : Dans mon livre Les dessins et les jours aux Éditions Somogy, je commence le texte en disant « l’architecture commence par un dessin ». C’est un peu une provocation car ma génération a été très marquée dans les années 60 par la sémiologie. Dans certaines écoles en tout cas, dans les années 70, on a interdit aux élèves de dessiner. Leur diplôme c’était un texte, avec l’idée que la pensée ne peut passer que par le langage. Le dessin c’était du geste et le geste ne pouvait être intelligent.

J-H M : Je me souviens dans des cours ou des conférences sur l’architecture que je suivais à cette époque-là aussi, on disait qu’il fallait condamner Le Corbusier parce qu’il osait dessiner. Et on le calomniait parce qu’il était soi-disant un artiste et pas un architecte.

C d P : En fait, j’ai l’impression de chercher à dessiner des phénomènes.

J-H M : Ce fluide, ce nuageux, est-ce pour toi une espèce de représentation du vide : ce que l’on ne peut pas saisir, ce que l’on ne peut pas circonscrire dans des limites ?

CdP : C’est tout à fait ça. Il y a besoin d’une présence, quelque chose pour faire penser au vide qui est inviolé, qui est absence.
Ces corps fluides habitent ce vide et lui donnent existence. C’est ce que j’ai plaisir à imaginer, à représenter. Et puis il y a la lumière que je dessine quand je surprends des reflets à travers des vitrages, avec cette fascination imaginaire pour ce qu’énonce la physique quantique : la lumière phénomène corpusculaire et ondulatoire aussi ! Il nous est impossible de l’imaginer mais c’est une sorte de métaphore de cela que je tente de montrer avec ces réseaux lumineux qui, comme les nuages et les gaz, habitent l’espace du dièdre.

J-H M : Mais alors est-ce que la tentation ne t’est jamais venue, puisque la petite scène de théâtre du dièdre est toujours présente, de jouer avec un espace qui serait de l’ordre du diorama ? Tu aurais pu imaginer un volume demi-cylindrique dans lequel tu placerais des corps et des objets. Tu n’as jamais fait d’installations ?

C d P : Cela pourra peut-être arriver, c’est évident. Quand Catherine Millet m’a demandé de participer à une exposition qu’elle projetait à Tokyo « douze artistes dans l’espace » vers 1986, j’étais l’architecte au milieu d’artistes comme Daniel Buren. On m’attendait peut-être avec une installation mais j’ai alors réalisé une grande peinture, une représentation d’un espace et même d’un objet en mouvement.

Il y a une énigme qui me fascine dans la représentation. Avec les dessins, il s’agit d’une expérience d’une toute autre nature que celle des installations. C’est à chaque fois une expérience de pensée et d’imagination de l’espace où les idées cheminent et n’ont pas besoin de passer par la matière pour exister. Avec l’installation, je serais à nouveau dans l’architecture.

En dessinant, je vais droit à un but, c’est une ligne directe, alors qu’avec l’architecture, le dessin n’est que le début d’une aventure collective de bâtir et je m’en méfie. Et si je construisais certains de ces dessins à la taille d’une galerie d’exposition pour en livrer une réalisation matérielle physique, j’entrerais dans un choix des matériaux, des appareils de lumière, des dimensions à réaliser sur des centaines de mètres, des nuages mêmes qui me conduiraient à la démarche des effets spéciaux ou de l’architecture avec ses coûts, ses lieux. L’imagination est bien plus habile et je dirais plus efficace. J’aime le travail d’invention automatique, inconsciente de notre imagination qui construit tous les paysages que provoque en nous la lecture d’un roman. J’aime d’une peinture qu’elle invite à s’approcher et se reculer, à être vue comme un phénomène immense ou une petite scène intime.

J-H M : Mais ce qui est intéressant là c’est qu’en fait tu représentes sur la toile une sculpture géométrique. Le système des beaux-arts répartissait la création en deux catégories : la peinture en surface et la sculpture en volume. Et toi tu te situes dans la représentation de volumes qui ont un côté science-fiction. Je reviens à cette question qui me fascine en tant qu’observateur profane : comment un architecte conçoit-il un espace ?

C d P : J’aime dans l’architecture quand je sens que j’ai particulièrement réussi un espace. Ce n’est pas toujours explicable, mais je retrouve le cheminement d’une pensée à posteriori.

Quand je conçois un bâtiment je n’ai pas nécessairement besoin pour bouger les choses sur une maquette, pour faire un trait sur l’écran, de formuler par le langage ce que je suis en train de faire. Parfois, je le fais parce qu’il y a mon équipe et l’échange est extrêmement productif, mais pour l’heuristique du projet, il y a une part essentielle qui ne peut pas s’écrire. J’en conclus qu’il y a une pensée qui ne passe pas par le langage.

Nous vivons selon le médium du langage. Nous sommes des êtres de langage et nous sommes tout à la fois des êtres d’espace, un médium plus archaïque, fondamental qui nous constitue autant.

Pour l’espace c’est le vide qu’il est essentiel de ressentir, et là le langage achoppe.

J-H M : C’est ce qu’on appelle la pensée visuelle qui est à l’œuvre partout dans l’art et dont on ne parle pas assez. Te sers–tu toujours uniquement du crayon ?

C d P : Non, depuis dix ans je dessine ou je «peins» directement avec un stylet sur l’écran tactile. Je peux explorer vite par duplications des variantes d’une idée, ce qui prendrait des jours au crayon. Jean-Charles Chaulet imprime mes dessins sur toile, je cherche la dimension qui fonctionne, et parfois je continue. Puis j’interviens au pinceau pour certaines pièces.
Cela ressemble beaucoup à certains moments de mon travail d’architecte où je travaille avec le dessin ou la maquette, en petite dimension, et apprenant lentement à maîtriser ce qui va se passer en grande dimension dans la réalité. Mais avec la toile, je m’intéresse à la distance du regard et non plus au mouvement du corps dans le bâtiment.

J-H M : Dans l’énorme masse de peintures que tu as produites depuis des décennies, comment en es- tu arrivé à sélectionner cette série ?

C d P : Cette production est variée, parce que face à l’architecture qui répond à un programme, à une lettre de commande, le dessin, pour moi, était sans programme, sans calendrier. J’aimais être dans la liberté, hors de toute commande. Je n’avais pas le souci de produire quelque chose de cohérent et je ne pensais pas souvent à une exposition. Ça partait dans plusieurs sens même s’il y a des constantes dans cette représentation de l’espace et de la lumière. Kamel Mennour venait voir de temps en temps. Il a repéré ces constantes et bientôt il a été pour moi comme un grand éditeur avec un écrivain. Il m’a incité à me concentrer sur certaines directions. Et loin de me sentir bridé, je suis allé plus loin, sans effort, avec une cohérence qui aboutit à un sens.

— Le 28 octobre 2019