Dans son film The Date Fruit of Knowledge, qui donne son titre à l’exposition, AlFaraj puise dans la tradition orale de son pays natal pour raconter – en arabe puis en anglais, ses deux langues parlées – le voyage initiatique d’un jeune oiseau assoiffé de savoir : l’histoire d’un bulbul – dont le corps est sculpté dans une datte – qui entend une légende racontée par le léopard d’Arabie disparu. Selon cette légende, chaque palmier porterait un fruit unique contenant tout le savoir du monde. Insatiable, l’oiseau entreprend alors de dépouiller chaque arbre de ses dattes, qu’elles soient vertes ou trop mûres, interdisant aux autres oiseaux de participer à cette quête gargantuesque. À mesure que sa boulimie le pousse aux portes de la mort, il avale une dernière datte, étrange en apparence. « Soudain, raconte AlFaraj, ses yeux deviennent blancs, son esprit s’illumine, et tout le savoir lui est révélé comme une révélation. »

Il sait désormais nommer, localiser, réciter, calculer… Rien ne lui est inconnu. Il est conscient de tout ce qui a été, de tout ce qui est, de tout ce qui sera. Pourtant, malgré cette puissance infinie, il ressent une solitude extrême : il est totalement déconnecté des autres espèces, qui trouvent du plaisir à apprendre en se trompant. Tout ce qui était beau et excitant devient pour lui connu, donc terne, tandis que face à l’horreur ou à la douleur, il demeure lucide mais impuissant. Dévasté, le bulbul décide d’en finir. Mais ses anciens compagnons lui conseillent de se tourner vers le feu, maître de l’oubli. Ainsi, durant toute la nuit, l’oiseau offre son savoir aux flammes. À l’aube, il a tout oublié. Dès lors, il recommence à savourer la vie et la connaissance pleinement, datte après datte, jour après jour, en communion avec ses semblables.

Créé en 2022 dans le cadre d’une résidence d’artiste à AlUla¹, The Date Fruit of Knowledge marque la première incursion d’AlFaraj dans l’animation en stop motion. Avec très peu d’éléments matériels, il nous invite dans un dispositif vidéo immersif, à mi-chemin entre performance en direct et archive. Pour établir une mise en abyme, l’artiste superpose la terre saoudienne – prélevée dans son atelier en plein air – à un lit de sable fin déposé sur la surface de projection, dans la voûte de la galerie Mennour. Évoquant les techniques du cinéma haptique, où « les yeux fonctionnent comme des organes du toucher »², AlFaraj cherche à créer les conditions d’un partage du moment présent. Hic et nunc.

AlFaraj s’inscrit dans une production visuelle et narrative qui documente les mutations et tensions entre milieux urbains et naturels, les fractures entre tradition et progrès, les écarts générationnels, les revendications sociales, ainsi que les enjeux liés à la préservation de l’environnement. Le palmier et son fruit sont des motifs récurrents dans sa pratique picturale, photographique et sculpturale. Les possibles coexistences entre espèces vivantes et nature constituent une source constante d’inspiration.

Ses œuvres forment une série de zones sensibles, témoins de la complexité des relations qui façonnent un paysage global en mutation permanente. Dans une ère post-anthropocène, l’oiseau se nourrit de ce dont il est fait, et la domination humaine n’est plus. Faisant écho aux écrits de Jean-Luc Nancy, AlFaraj célèbre l’interdépendance encore féconde des espèces. À l’image de l’oiseau migrateur qui répète et partage son chant de vol en vol, l’artiste dissémine les légendes qu’il invente, enrichissant ainsi un imaginaire collectif à vocation universelle.

— Megan Macnaughton

¹ Le programme de résidence d’artistes à AlUla a été fondé en 2021, en collaboration entre la Commission Royale pour AlUla (RCU) et l’Agence française pour le développement d’AlUla (Afalula). Il vise à rassembler des artistes d’horizons, de techniques et de médiums variés, en les invitant à s’immerger dans la culture, l’histoire et la communauté locales d’AlUla, oasis ancienne située dans la province de Médine, au nord-ouest de l’Arabie Saoudite.

² Marks, L. U., The Skin of Film: Intercultural Cinema, Embodiment and the Senses, (Durham : Duke University Press, 2000), p.162.