Nina Jayasuriya

ODYSÉE DE YAKA VILLA

27 nov. 2025 - 10 janv. 2026

Mennour, 5 rue du Pont de Lodi

« Toutes les images disparaîtront. »

L’incipit du roman de la prix Nobel Annie Ernaux, Les Années, se présente comme un constat mais agit comme un avertissement. Il rappelle que rien n’est assuré, que les images se défont, que les souvenirs se troublent et que les lieux se transforment. Ce qui demeure n’est pas fidèle au passé, il ne peut l’être puisque le passage du temps l’a révolu et transformé en mémoire. Le passé est davantage la persistance d’une matière instable qui échappe à notre emprise et dont chacun tente pourtant inlassablement de s’emparer. 

C’est à partir de cette instabilité primordiale que Nina Jayasuriya a construit son exposition « Odyssée de Yaka Villa » : une exploration de ce qu’il advient lorsque les images se retirent, de ce qui s’oublie ou reste, disparaît ou se transmet. Yaka Villa a jadis existé : c’était le premier nom de l’hôtel fondé au Sri Lanka par le père de l’artiste dans la maison familiale au début des années 2000. Son nom, qui signifie en cinghalais la « villa des démons », fut rapidement changé en raison du poids des superstitions qui font craindre la malédiction. Pourtant, c’est lui qui réapparaît ici, mais dépouillé de sa fonction initiale, réinvesti comme point de départ d’une fiction. Il devient un espace mental, un territoire onirique qui fait le pont entre l’empreinte du passé et la transmission de la mémoire, une brèche de résistance dans un présent suspendu. L’hôtel, ici, n’est pas reconstruit, il est éclaté en fragments, disséminé à travers les œuvres déployées dans les salles de la galerie, transformée en scène. Son nom originel devient un outil pour sonder les failles de mythologies personnelles et collectives dont les œuvres constituent une archive vivante, mouvante et sensible. Plutôt que d’illustrer une histoire familiale qui se conjugue entre la France, l’Espagne et le Sri Lanka, Nina Jayasuriya imagine une traversée dans le temps et l’espace où les objets, les récits et les temporalités se contaminent pour composer un paysage liminal et ambivalent. Tout semble en place mais se craquelle, se fissure, se délite. Le spectateur évolue dans le périmètre d’une catastrophe advenue et qui, pourtant, semble encore sur le point d’arriver. On y retrouve ce que l’humidité détruit au Sri Lanka : les matériaux qui cèdent et les murs qui suintent. La fuite d’eau devient un motif central. Ce qui fuit, ce n’est pas seulement l’eau, ce sont les histoires, les souvenirs, le soin, les valeurs. Ce sont les croyances, les superstitions, les illusions et les doutes. Et avec eux, toutes formes de certitudes.

Dans ce scénario, la démarche de Nina Jayasuriya repose sur une prémisse simple : ne rien considérer comme mineur ou inconséquent. Interrupteurs, seaux, billets de banque, tissus, statuettes, photographies et médicaments deviennent matière à penser et à dire les fragments d’un récit. Celui d’un passé qui ne passe pas. 

Au mur, des interrupteurs reproduits en céramique prolifèrent comme une infestation discrète. Ils ne fonctionnent pas et ne font circuler aucun fluide mais induisent un désordre familier. Ils signalent seulement et par ce signalement, jamais rien ne s’active. Tout en évoquant l’électricité, ils parlent d’invisible, de foi, d’ondes, de circulation. Ils donnent forme aux flux d’énergie invisibles qui traversent nos existences et nous relient. En somme, ils déplacent, dans l’espace d’exposition, l’intime le plus enfoui, celui auquel il nous est à nous-mêmes difficile d’accéder. La blancheur de la porcelaine est parfois entachée d’accidents volontaires provoqués par l’inclusion de matières insolites pendant la cuisson, un procédé emblématique de son approche expérimentale de la céramique, son médium de prédilection. 

À proximité, des peintures de formats moyens reprennent des photographies de l’hôtel et de ses alentours : des chambres vides, des morceaux d’architecture, des paysages de plages et de montagnes, que viennent recouvrir des cartes postales, des images et autres documents aussi anecdotiques que dérisoires. Ces peintures ressemblent à des albums de mémoire troués où le souvenir est fixé mais distordu. On y voit le temps se superposer de façon troublante et minutieusement précaire. 

Plus loin, des billets de banque peints à l’oxyde sur grès, dont l’image parfois s’efface, rappellent le souvenir des pays traversés par son père pour arriver en France depuis le Sri Lanka, réminiscence d’une époque où les échanges commerciaux et humains n’étaient pas encore digitalisés. 

Ici et là, des colonnes en céramique reprenant la forme de seaux superposés contiennent de l’eau chlorée où parfois flottent des objets, avec au fond des pièces de monnaie. Ces fontaines silencieuses évoquent le débordement et l’action rituelle, la piscine et le temple tout autant que le geste de se laver les mains et celui de jeter une pièce pour conjurer le sort. 

Dans ce décor prennent place des statuettes votives, divinités en céramique noire entourées de colliers en comprimés trempés dans le mercurochrome, une substance utilisée pour soigner les blessures néanmoins toxique. Quant à l’ange déchu amputé d’une aile, il semble figé dans son élan, sans but. Il évoque l’exil, la chute. Sa présence augure, à la manière des oiseaux qui volent de façon hantée pour annoncer la catastrophe, de la malédiction qui fatalement doit s’abattre même si le nom de l’hôtel a été changé. 

Dans le fond, tels des draps de lits en train de sécher ou les linceuls d’un monde qui se délite, des textiles en batik, technique traditionnelle sri lankaise, sont suspendus. 

Avec cette exposition, Nina Jayasuriya n’oppose pas la nostalgie au désastre. Elle travaille à l’endroit même où les choses se défont en partant du support des images, vestiges tangibles rassurant. Elle y cherche encore de la transmission, une forme de croyance et de guérison, une prise de conscience voire même un réenchantement. Même si les images disparaissent, il existe toujours des gestes qui détiennent le souvenir de leurs contours. 

 

— L.D