Le panier est vide
Les Statues !
24 janv. - 14 mars 2020
Mennour, 6 rue du Pont de Lodi

C’est une maison dans la campagne, avec des murs épais qui la séparent des champs et des bois alentour. Dans les anfractuosités des pierres, ici et là sur une étagère ou sur une table derrière une pile de livres, tout un peuple de petits êtres vit discrètement, faits de morceaux de rien qui construisent des mondes. Martial Raysse semble les avoir posés là, juste après leur avoir donné forme. Dans ses mains, les objets du quotidien s’animent et changent de destination : le garçon de « Salut les potes ! » (2014) tient des épingles aux têtes multicolores qui se transforment en buissons ardents ou en poils dans la main ; une acrobate stylite est perchée sur un barreau de chaise en bois, c’est « Danse pour nous petite perle » (2011) ; un marin coiffé d’un bouchon blanc à qui l’on crie « Ohé ohé matelot » (2017) tient la barre d’un bateau en couvercle de boîte de conserve ; un filet de mangue sert de robe de bal à la fille qui tient « La Perle du cœur » (2019).
Martial Raysse a le génie des petites formes, de l’assemblage bricoleur, de la récupération et du détournement. C’est un autre visage que celui que l’on connaît aussi de lui comme un maître en peinture. Ce type de sculpture est pour lui un vaste terrain de jeu sur lequel il laisse libre cours à des incongruités précises, il utilise tout ce qui lui passe sous les yeux, une carte bancaire périmée dans « Le Dessous des cartes » (2018), un bout de fil chenille dans « À l’aise » (2017). Comme au carnaval, tout est permis. Une petite figure nue modelée en terre crue a chaussé des souliers de Barbie en plastique, rouges et jaunes à talons, qui en feraient rêver plus d’une... « Après tout » (2017). Il n’y a pas loin du trois fois rien au petit chef-d’œuvre. Ces objets sont d’une fabrication intime, presque une pratique domestique sur un coin de table de la cuisine. Et c’est peut-être là que la fantaisie de Martial Raysse s’exprime de la façon la plus extrême, plus encore que dans le dessin qui porte en lui la gravité du dialogue avec les anciens.
Un petit homme de terre cuite est assis sur un gros rocher - ou plutôt sur un caillou -, il est préoccupé : « Retour ou sans retour » (2018), semble-t-il se demander. Une flaque de plâtre dessine le museau d’un chien : « Pedigree et tout... » (2018). Inclassable, cette sculpture-là se moque des matériaux qu’elle mêle, nobles et pauvres - et plutôt pauvres. Parfois, comme pour « Seuls au monde » (2018), quelques traits de crayon complètent une expression, en noir et blanc ou en couleur, comme un dessin dans l’espace ou une maquette pour une peinture. Ces petits théâtres sont d’une vitalité espiègle.
Ils prennent parfois la forme d’une arène ou d’un enclos où l’on croise une chèvre, un âne, et même un cochon sauvage qui s’est immiscé dans une conversation entre deux amoureux : c’est « Le Sanglier des mauvais rêves » (2017). Peut-être ces saynètes sont-elles inspirées du « Jeu du Pig », dont les règles demeurent aujourd’hui mystérieuses à qui n’a pas fait partie de la communauté du même nom, à laquelle Martial Raysse a appartenu au début des années 1970 — dont il était le gourou, faudrait-il peut-être plutôt dire. Un moule à tarte était rempli de semoule à ras bord, dune dorée sur laquelle les joueurs déplaçaient les figurines d’animaux de la ferme empruntés à des enfants de passage. Ces œuvres ont quelque chose de la pirouette visuelle, d’une drôle de projection. Toutes ont des titres merveilleux qui sont aussi des poèmes — Martial Raysse s’est toujours considéré comme un poète avant toute chose.
Dans les temps anciens, il assemblait les objets de plastique aux couleurs éclatantes qu’il avait achetés à Prisunic. C’étaient les années 1960 et l’« Hygiène de la vision ». La fonction de ces objets se dissolvait dans la forme d’un arbre, d’une colonne de plexiglas ou d’un oiseau de paradis au chatoyant plumage. Il fabriquait aussi de joyeuses constructions qui lui permettaient de véhiculer de la couleur en mouvement, comme « About Neon (Obelisk II) » (1964), drôle d’enchevêtrement d’enseignes lumineuses clignotant aux devantures des magasins. Récemment encore, il utilisait le néon pour son relief monumental, « ReLeBainTurc » devant le cinéma mk2 Bibliothèque.
La « Forme en liberté », que Martial Raysse a utilisée dès la fin des années 1960, devint en quelque temps une création hybride qui a pris tour à tour la forme d’une découpe lumineuse dans une simple diapositive, de grandes sculptures en carton ondulé, ou d’un minuscule objet en papier d’aluminium sur un socle en bois. Ce sont des formes « à géométrie variable », pour reprendre le titre d’un texte écrit en 1966. La troisième dimension a toujours été présente à ses pensées, même dans la manière dont il voulait montrer le cinéma, de façon visionnaire pour l’époque, en faisant tournoyer les images d’un film tout autour de la pièce comme avec une lanterne magique.
On pourrait imaginer que des morceaux de ses tableaux, décors ou personnages, aient pris leur envol du châssis pour se cristalliser en volume, en petites ou en grandes sculptures de plâtre ou de bronze. Et puis parfois c’est l’inverse, et on a l’impression que ce sont des personnages en trois dimensions qui ont donné lieu à des peintures, comme le petit relief d’une femme nue en bronze, dont la composition ressemble beaucoup à celle de son tableau « Dieu merci » (2004), et qui n’est pas éloigné non plus de celle de cet autre tableau très récent, « La Reine du monde » (2018).
Car, en parallèle de ses panoramas aux innombrables figures, par exemple « Ici Plage, comme ici-bas » (2012), Martial Raysse poursuit sa pratique de la sculpture monumentale. Rien de nouveau à cela : en 1989 déjà, il préparait le décor de la place d’Assas à Nîmes, mais aussi « Sol et Colombe » qui orne encore aujourd’hui le parvis du Conseil économique, social et environnemental sur la colline de Chaillot. Il y a dans son œuvre deux manières, une sorte de fa’ presto pour la légèreté des petites saynètes, et une forme de réalisme anatomique plus précis pour les statues qui ont une dimension symbolique ou mythologique. Plutôt que de sculptures, il parle d’ailleurs de ses « statues » comme une foule familière.
Comme les lissiers du Moyen Âge, il s’est construit un répertoire de visages, qu’il enrichit avec le temps, et que l’on retrouve d’une œuvre et d’un médium à l’autre. Les mêmes modèles et les mêmes moules servent avec des nuances légères, comme autour de la figure de « Liberté chérie » : un maillot ou un accessoire ajouté ou retiré, des chaussettes, un chapeau, une feuille de vigne, un coq font varier l’esprit de chacune de ces œuvres et donnent lieu à des créations nouvelles.
Les sculptures de Martial Raysse se jouent des tailles et des échelles. La danseuse stylite, haute de quelques centimètres, c’est bien elle que l’on reconnaît, la jambe en l’air, dans une autre petite sculpture où elle tient à la main une flèche de plastique vert, ou sous les traits de la jeune géante qui a pour titre « D’une flèche mon cœur percé » (2008). Ce sont souvent les petites sculptures qui sont le point de départ de la statuaire monumentale. Il réalise aussi des dessins qui lui permettent de mettre au point ses compositions – certaines de ces esquisses ont d’ailleurs été montrées à la galerie kamel mennour, dans l’exposition de dessins de Martial Raysse en 2017. Puis il travaille en général à partir de modèles, qu’il fait d’abord agrandir en terre, puis qu’il retouche lui-même.
Arrive ensuite la visite chez le fondeur, pour décider de la patine des bronzes qui sera parfois très sombre comme le visage de « Nemausus » (1987), d’un brillant argenté pour « Rik de hop la houppe » au cinéma mk2 Bibliothèque, ou bien plus récemment d’un aspect doré pour « Actéonne » (2019). L’une de ses statues les plus récentes, « Monus » (2019), mêle le bronze, l’acier et le plâtre – il ne l’avait encore jamais fait à cette échelle – encore un aboutissement de tant d’années de recherches, sans cesse renouvelées. Mais souvent, à ce stade, l’œuvre n’est pas terminée. Dans l’Antiquité, les statues étaient peintes. À la veille de l’ouverture d’une exposition, il n’est pas rare que Martial Raysse ajoute un collier, un trait de rouge sur des lèvres, de la couleur aux plumes d’un coq, un peu de vernis à ongles sur des mains ou sur des doigts de pieds. Enfin prêtes pour aller danser...
— Anaël Pigeat















































































































