Julien Heintz

Residual Moments

3 sept. - 9 oct. 2025

Mennour, 5 rue du Pont de Lodi

Impressions, traces, vestiges… Les peintures de Julien Heintz semblent saisir les visages des personnes que l’on croise, des présences qui demeurent dans les recoins lointains de notre subconscient, comme des traits résiduels imprimés dans la mémoire, conservés indépendamment de notre volonté.

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Recadrées de manière à contenir juste assez pour restituer les contours d’un visage, ses compositions oscillent subtilement à la lisière de la figuration. Tendus sur la toile comme s’ils glissaient sur un écran, les détails des sujets apparaissent au sein d’un flou aqueux, quasi insaisissable dans l’élan du mouvement. Suspendues dans le temps et l’espace, ces figures habitent les marges de notre imaginaire collectif, silhouettes fantasmagoriques à la fois étrangères et attirantes, qui nous invitent à une observation plus attentive.

Pour sa première exposition personnelle chez Mennour, Julien Heintz présente une nouvelle série de peintures à l’huile et de pastels sur papier. S’appuyant sur une collection d’archives historiques qu’il rassemble depuis plusieurs années, il puise dans ce répertoire minutieusement constitué, la matière visuelle qui nourrit les sujets de ses œuvres. Plutôt que de copier une image fixe ou une capture d’écran, il travaille à partir de séquences animées, de 4 à 15 secondes. Le mot instant semble ici plus juste que celui de portrait, dans la mesure où Julien Heintz ne cherche pas tant à représenter une figure humaine qu’à restituer une atmosphère, un environnement tout entier exposé aux forces motrices et tangibles des éléments. Pluie battante, vents turbulents, chaleur écrasante... Les individus s’inscrivent dans un cadre spatio-temporel, à première vue inconnu, une temporalité fluide, instable, qui sollicite davantage une réponse affective et sensible qu’une lecture lucide et rationnelle.

Les titres choisis par Julien Heintz mettent un terme à cette énigme contextuelle, en énumérant des informations factuelles : la fonction du sujet, une date approximative, parfois un lieu géographique, sans toutefois jamais préciser de nom, d’âge ou quoi que ce soit qui permette d’établir un lien personnel. On nous convie ainsi à développer, à travers une observation soignée et tendre, un sentiment troublant de proximité avec un parfait inconnu. Pourtant, le chemin vers l’intimité ou vers la possibilité d’un attachement semble comme obstrué. Julien Heintz aborde l’exercice du portrait non comme une tentative de relation prédéfinie entre le sujet et la personne qui regarde, mais comme une recherche picturale, proche de la peinture abstraite color field [en champs de couleurs]. Ses figures demeurent hermétiques, leur regard toujours tourné vers un au-delà du cadre, hors champ, sans jamais offrir l’accès à leurs yeux, ces fameuses « fenêtres de l’âme ». 

 

Nommés uniquement par leur fonction, ces protagonistes existent comme les éléments d’un corps collectif. Un responsable de la centrale de Tchernobyl, un soldat vietnamien, un prisonnier russe, un soldat allemand en fuite sont représentés avec le même détachement que d’autres personnages de la vie ordinaire, une performeuse, une figurante dans une publicité ou un ouvrier d’usine. Réduits à leur rôle dans un contexte historique donné — le plus souvent une période marquée par des bouleversements —, les sujets de Julien Heintz sont dépouillés de toute intériorité, inscrits dans un récit universel qui dépasse largement leur existence individuelle. La question de l’agentivité et de la responsabilité historique des corps collectifs affleure en filigrane, mais sans jamais totalement se résoudre : l’énigme perdure, à l’image de la qualité spectrale des visages représentés.

Julien Heintz aborde ainsi le temps à la fois comme une entité historique envisagée depuis un regard contemporain, et comme un processus lui permettant de développer une relation incarnée avec un corpus d’œuvres plus vaste. Sa technique est lente et nécessite un cycle de création méthodique. Grand admirateur de l’artisanat japonais, il prépare chaque toile à l’aide d’un gesso préliminaire, mélange de poudre de marbre, de colle de peau et d’eau (historiquement utilisé pour les icônes religieuses). Une fois sec, il le ponce pour obtenir une surface délicate et minérale, conférant à la peinture une matérialité précieuse, proche du marbre. Habile coloriste, il broie et compose lui-même ses pigments, qu’il applique ensuite en une succession de couches, parfois jusqu’à quarante, selon un geste linéaire et méditatif. Passant de la préparation d’une toile à l’application d’une nouvelle couche de couleur sur une autre, Julien Heintz travaille comme un compositeur, sélectionnant des airs issus de différentes époques, réunissant les résidus d’instants épars pour dresser une sorte de portrait collectif du mouvement continuel de l’existence. Peut-être peut-on y entendre un écho à la dernière phrase de l’étude autobiographique de Jean-Paul Sartre, Les Mots [1] : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. » 

 

— Megan Macnaughton
 

[1] Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964.