Eugène Carrière
Curation : Christian Alandete
17 oct. - 3 déc. 2022
Mennour, 28 avenue Matignon
Mennour, 5 rue du Pont de Lodi
Mennour, 47 rue Saint-André-des-Arts

La tendresse (scènes de la vie domestique)
Avec Alberto Giacometti et Henry Moore
Eugène Carrière (1849-1906) fait partie de ces artistes plébiscités de leur vivant dont l’oeuvre est présente dans les plus grands musées du monde mais qui a relativement disparu des cimaises. Moderniste avant l’heure, il fonde l’Académie Carrière en 1890, rue de Rennes à Paris, où il enseigne, entre autres, à ceux qui deviendront les Fauves : André Derain, Francis Jourdain, Henri Matisse. Il influence aussi Pablo Picasso dont les périodes bleue et rose lui doivent beaucoup.
Son travail à distance des courants artistiques dominants de son temps — notamment du mouvement symboliste auquel il a été rattaché [1] — le choix d’une palette volontairement réduite à des tonalités de bruns et la répétition des mêmes sujets a pu laisser le sentiment d’une oeuvre monotone. Pourtant c’est dans l’économie de moyens mis au service d’une peinture plus proche de celle des naturalistes que des symbolistes mais précurseur d’une peinture analytique que se situe son originalité.
Alors que Carrière est contemporain des premières années de la photographie, sa peinture en rappelle les caractéristiques : effets de flou, monochromie et enregistrement du temps. « Le modèle a bougé » se moquait Degas en parlant de Carrière, mais le modèle bouge toujours pour peu qu’il soit saisi dans sa vitalité. C’est dans cette volonté de capter la nature toujours changeante que se situe, sans doute, la grande modernité de sa peinture. Elle trouve un écho dans la pensée de Bergson, dont il est contemporain, notamment ses thèses sur l’effet perceptif d’une expérience du temps comme succession d’états — autrement dit « la présence simultanée du passé et du présent [2] » — qui semblent décrire l’oeuvre de Carrière.
Ami d’Antoine Bourdelle — dont l’atelier de Montparnasse est un temps voisin du sien — et d’Auguste Rodin, qui voit dans sa peinture des analogies avec ses propres recherches en sculpture, Carrière incarne pour les sculpteurs le peintre qui a le mieux réussi à transposer l’idée du mouvement et l’expérience de la durée. Rodin comme Carrière partagent l’idée que la figure émerge de l’informe ; du bloc de marbre à peine dégrossi pour l’un et d’unfond vaporeux quasi abstrait pour l’autre.
1. La grande exposition en l’honneur du centenaire de sa naissance en 1949 à l’Orangerie des Tuileries « Eugène Carrière et le symbolisme » le présente sous cet angle.
2. Jane R. Becker, « Carrière, Bergson, la durée et l’élan vital », dans Eugène Carrière, 1849-1906, catalogue de l’exposition des galeries de l’Ancienne Douane, Strasbourg, musées de la ville de Strasbourg ; Paris, RMN, 1996, p. 27-33.
Madame Carrière
Avec Antoine Bourdelle et Auguste Rodin
Son mariage en 1878 avec Sophie Desmouceaux sera décisif dans le choix de ses sujets d’études, dépeignant ensuite à l’envi les scènes de leur vie quotidienne avec leurs sept enfants. Sa femme devient alors son modèle privilégié, prêtant ses traits aux scènes d’« intimités » ou aux études de « méditations », incarnant la figure de ses « maternités » avec lesquels il connait le succès. Son visage devient un motif récurrent sur lequel l’artiste revient sans cesse : elle est le vecteur du passage d’un style naturaliste dans les premières années à une approche plus subjective et sensible.
Réalisées dans la tradition des « têtes d’études », il s’agit alors pour Carrière de capter, à travers le visage de sa femme, les expressions de la vie dans leur singularité. Ces visages isolés de tout contexte, qu’une main vient parfois souligner, échappent à la tradition du portrait en oscillant entre le modèle particulier et une représentation plus universelle du sentiment. Ces portraits de femmes témoignent d’un travail pictural original dont la critique de son temps louera à la fois la virtuosité et l’étrangeté.
Carrière est sans doute le premier à avoir observé avec une attention si particulière ces scènes du quotidien, transformant la demeure familiale en vaste atelier. Le traitement parfois à peine esquissé donne le sentiment d’une peinture prise sur le vif avec le désir de saisir quelque chose de la vie dans sa plus stricte banalité. Mais au-delà de la modernité des sujets, c’est dans cette qualité de peinture — qui à partir du milieu des années 1870 oscille entre un naturalisme minutieux dépeignant dans le détail des scènes de genre et ce fondu qui deviendra la marque de son style — que se situe la grande aventure de Carrière. Minimaliste avant l’heure, Carrière évacue le décor, fait émerger les figures d’un fond indéterminé, efface autant que possible les signes qui permettraient de dater les scènes rendues à l’état d’archétypes, d’expression d’un sentiment qui traverse les siècles et se répète à l’infini, hier comme aujourd’hui.
Moderne avant l'heure
Après Rodin, nombre de sculpteurs de la modernité se sont reconnus dans le caractère sculptural de sa peinture, à commencer par Alberto Giacometti et Henry Moore ; le premier lui empruntant son monochromatisme dans ses peintures d’après-guerre et le second ses sujets de prédilection comme la mère à l’enfant.
Tenter de saisir l’insaisissable était en effet aussi le programme de Giacometti repeignant à l’envi le visage de son modèle en superposant des couches successives sur la même toile. « On dirait une peinture d’Eugène Carrière » avait commenté Giacometti en regardant le résultat d’un de ses portraits d’Isaku Yanaihara à l’issue d’une séance de pose. S’il a vu dans l’oeuvre de son aîné une dimension lyrique totalement absente de son propre travail, il a néanmoins trouvé dans ses nuances monochromes une qualité de peinture qui lui « semblait plus vraie » que les expériences cubistes, à l’honneur à l’époque, et par lesquelles il était passé. Trente ans plus tard il pouvait enfin s’y autoriser aboutissant à la série des « Têtes noires » avec le succès qu’on lui connait. Si Moore n’a jamais revendiqué ouvertement l’influence de Carrière sur son oeuvre, il lui a emprunté un de ses sujets de prédilection — la mère et l’enfant — mais surtout l’a collectionné ; l’accrochant aux murs des espaces les plus intimes de sa maison de Perry Green entre le petit salon qui n’accueillait que les intimes, le couloir conduisant à la chambre de sa fille unique et sur les murs de la chambre de sa femme Irina [3]. Ces scènes de la vie domestique, chères à Carrière, trouvaient alors une mise en abyme singulière pour Moore dont la naissance tardive de sa fille unique aura une incidence notable sur la multiplication des scènes de maternités qu’il a produites pendant toute sa vie.
3. Hélène Pinet, « Moore- Carrière : histoire d’une collection » dans Journal du Musée Eugène Carrière n°9, 2021
Correspondances
Avec Douglas Gordon, Camille Henrot et Christodoulos Panayiotou
Plus d’un siècle sépare Camille Henrot, Christodoulos Panayiotou, Douglas Gordon et Eugène Carrière. Un siècle qui a vu s’enchainer plusieurs mouvements artistiques et de nombreuses querelles de chapelles. Un siècle au terme duquel l’art contemporain de l’un est devenu l’art prémoderne des autres. L’histoire de l’art peut s’appréhender selon un axe chronologique, comme un enchainement de réponses d’artistes à d’autres artistes ou par correspondances entre des artistes très éloignés dans le temps mais dont les sources d’inspirations ne peuvent être plus proches. Sans se regarder directement les uns les autres, des artistes regardent souvent la même chose, puisent dans les mêmes références, réfléchissent de concert aux mêmes grandes questions universelles : la naissance et la maternité, la nature et le paysage, la maladie et la mort. Ils proposent alors des oeuvres à la fois nouvelles mais qui portent les traces d’une métaphysique des formes dont Platon déjà avait repéré des archétypes à la fois immuables et universels.
— Christian Alandete, commissaire de l'exposition
« Par un snobisme romantique l’artiste
se croit en dehors de la vie habituelle, et
le public l’accepte ainsi pour les mêmes
raisons. Cependant, l’art est le moyen
d’exprimer la vie, et comment l’exprimer
si l’on n’y prend part absolument ?
Tous les artistes du passé ont vécu la vie
de tous les hommes ; dans leurs oeuvres,
ils le manifestent et nous prouvent
que les vertus humaines sont les belles
vertus d’artistes. »
— Eugène Carrière

Eugène Carrière
Né en 1849 à Gournay-sur-Marne, France
Mort en 1906 à Paris, France








































































































