Bertrand Lavier

18 avr. - 25 mai 2019

Mennour, 5 rue du Pont de Lodi

Pour ce nouveau chantier, inauguré dans la galerie kamel mennour, Bertrand Lavier réévalue cette distance et « rentre dans sa période Fauve ». 

Bertrand Lavier est un « augmentateur », pour reprendre le terme de Raymond Hains déjà emprunté à Roger Caillois. Depuis 1980 et son recouvrement d’une radio portative (Solid State) par de la peinture imitant l’objet même, Bertrand Lavier représente toutes sortes d’objets en les peignant directement. Le rapprochement entre le modèle et sa représentation, poussé à l’extrême, ne permet plus de distinguer l’un de l’autre. Le même est un autre en même temps, l’illusion esthétique n’existant qu’en respectant la bonne distance. 

 

Pour ce nouveau chantier, inauguré dans la galerie kamel mennour, Bertrand Lavier réévalue cette distance et « rentre dans sa période Fauve ». Une nouvelle interférence se met en place, la peinture est débarrassée de sa fonction d’imitation de l’objet, s’impose et s’affranchit partiellement des liens avec la réalité. On est alors pris de vertige car ces nouveaux objets peints embrassent tous les mouvements modernes qui les ont constitués jusque-là mais leur échappent à la fois : c’est bien devant un Lavier que l’on se trouve, un Lavier sur un Lavier, un Lavier dans sa période Fauve. Si d’aucuns se surprenaient de Camondo en 2015, une commode bleue du XVIIIe siècle, la peinture appliquée par Bertrand Lavier n’en était pas moins homochrome, reprenant le « vernis Martin » de l’époque. Ici l’acte de recouvrement est différent, de sa fameuse « touche Van Gogh », l’artiste recouvre avec un certain amusement, les objets, photographies et peintures qui ont fait son succès de couleurs tranchées, dénotant de la couleur première de l’objet, mettant en scène une dyschromie, une transvaluation totale de l'acte pictural. 

Prolongeant la formule de Duchamp énonçant que le peintre fait « réellement un ready-made lorsqu’il peint au moyen d’un objet manufacturé qui s’appelle couleur »1. , Bertrand Lavier se réempare de l’objet qui devient une sorte de partition pour peindre. Mais, s’il en suit les lignes, il en modifie entièrement la couleur. Mettant de côté l’illusionnisme de ces présentes créations, il agit avec la plus grande liberté et avec beaucoup d’amusement, en appliquant des couleurs vives. Cette nouvelle couleur n’est pas pour autant le négatif de l’original, il n’y a pas de règle : « ça se suit et puis après ça vient comme ça vient. » Troublant est aussi le choix des « supports ». Bertrand Lavier nous offre un ensemble ultra coloré, presque Pop, qui pourrait s’apparenter à une anthologie de son œuvre. Bertrand Lavier réinterprété, repeint,

Tensions chromatiques et effets de glissement, c’est un choc que de contempler les icônes de Bertrand Lavier soumises à ce nouveau brouillage coloré. Les couleurs sont arbitraires, elles n’ont plus à se soumettre ni au cercle chromatique, ni à une réalité colorée, elles y perdent même presque leur nom. En effet, le vertige se fait plus aigu avec les néons présentés dans la dernière salle. Techniquement, un néon n'émet qu'une seule couleur, mais Bertrand Lavier jouant de l’effet Stroop créé une nouvelle interférence. Deux couleurs apparaissent, l’une répandue sous forme lumineuse et l’autre, différente, nommée.  

Ce sentiment de vertige, procuré par Bleu, jaune, vert, a été expliqué par le psychologue John Ridley Stroop en 1935 : physiquement, la lecture se fait dans la zone occipito-pariétale du cerveau, tandis que le fait de nommer la couleur fait appel au lobe frontal. Il en découle un temps de réaction, encore accentué par l’impact visuel des néons.  Bertrand Lavier avait déclaré que l’un des principes les plus importants et élémentaires pour lui est précisément qu'il ne veut être le prisonnier d'aucune esthétique. Avec cette exposition, force est de constater qu’il n’est non seulement pas contraint à une esthétique mais qu’il s’en amuse.

 

— Frédéric Legros

 

1.  Marcel Duchamp, cité par Thierry de Duve, Résonances du readymade, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1989