Ann Veronica Janssens

3 sept. - 8 oct. 2016

Mennour, 6 rue du Pont de Lodi

« La vie est un voyage expérimental, accompli involontairement. 
C’est un voyage de l’esprit à travers la matière et, comme c’est notre esprit qui voyage, c’est en lui que nous vivons.  Il existe ainsi des âmes contemplatives qui ont vécu de façon plus intense,  plus vaste et plus tumultueuse que d’autres qui ont vécu à l’extérieur d’elles-mêmes. C’est le résultat qui compte. 
Ce qui a été ressenti, voilà ce qui a été vécu. […] 1.»


—Fernando Pessoa

La conscience veut la force, l’unité et l’indépendance. Les œuvres d’Ann Veronica Janssens déjouent cette volonté d’emprise en invitant chacun au trouble de voyages psycho-sensoriels dans l’espace et la lumière. Après les brumes colorées et immersives de Fantazy en 2013, la galerie kamel mennour est heureuse de présenter la deuxième exposition personnelle de l’artiste belge. Cette fois, un triptyque de vitres irisées est disposé contre les murs de la galerie de la rue du Pont de Lodi. Elles sont les entrées dans un monde subtil où diffractions, reflets, iridescences stimulent le magma intime et inconscient des pensées de chacun. Elles initient une suite de sensations, de couleurs, d’associations perceptives comme celles qui courent à l’infini sur le cercle de laiton doré disposé au sol (Sans titre, 2013). Ce dernier trace une frontière que chacun est invité à éclairer au secret de soi-même (sacré-profane, enjeu-hors-jeu, même-autre…)

Plus loin, sous la verrière du second espace, d’une envolée de talon, Ann Veronica Janssens a dispersé un monticule de paillettes en un lac moiré et chatoyant. Les éclats étincellent d’une myriade de directions. En se modifiant au gré des lumières, l’œuvre nommée Pégase produit une infinité d’émotions, voire d’inspirations. En effet la talonnade d’Ann Veronica Janssens libère l’inspiration à la manière du mythologique cheval ailé faisant naître la source des neuf muses d’un coup de sabot… Et tous les sens sont sollicités. Accessible grâce à un casque audio, Untitled (son infinis) réalisée en collaboration avec Michel François en 2009 propose un son creux, multiplié et superposé sur plusieurs octaves en descente. L’ouïe entraîne le corps dans une chute infinie. Cette illusion auditive produit un vertige viscéral comme un labyrinthe de décalages temporels. Ondes sonores et ondes lumineuses mêlent leurs vibrations. 

 

Comme souvent dans les dispositifs de l’artiste belge, cette exposition se crée en marchant. Elle instaure son espace et existe par l’expérimentation de chacun. Elle requiert autant la vision que le corps. Ann Veronica Janssens a mis en place les conditions d’un moment hypnotique. Non pas un endormissement spectaculaire mais un sentiment diffus, comme lors d’un réveil mi-conscient, quand les plis familiers des rideaux de la chambre prennent des formes étranges et intrigantes. Elle nous fait pénétrer dans le phénomène complexe de notre perception où sensation, mémoire et fantaisie se conjuguent pour découper de nouvelles formes d’existence et de pensée. Ces dernières finiront bien sûr par se figer. Immanquablement, en exerçant sa volonté de puissance, la conscience redessinera des frontières, édifiera des évidences et jalonnera des enclos. Mais les œuvres d’Ann Veronica Janssens viendront toujours et encore fluidifier ces topographies de certitudes en expérimentant la perméabilité des contextes, qu’ils soient d’ordre architectural, social, culturel, politique…

Le monde n’est pas défini une fois pour toute car le réel ne peut être pénétré en dehors du fantasme, donc de l’imaginaire. Ann Veronica Janssens pense la sculpture comme un lieu de perception. Les outils et la palette de ses œuvres sont par conséquent une configuration évolutive : elles se trouvent dans la dépendance de la sensation, de l’expérience, de la singularité de chaque regardeur. C’est la perception qui sculpte ; ce n’est plus la sculpture qui est objet de perception.

 

En cela, Ann Veronica Janssens prolonge le geste fondateur de Carl Andre. En 1967, le minimaliste américain crée à New York une œuvre radicale : 144 Plaques de zinc assemblées au sol par rangées de douze. Il pose le principe de la sculpture comme situation, comme lieu à partir duquel regarder l’espace et l’environnement. Lui-même dit avoir étendu le mouvement de la Colonne sans fin (1918-1938) de Constantin Brancusi en la pensant horizontalement. Non plus dirigée vers le ciel mais posée sur la terre. Ann Veronica Janssens a déployé l’ouverture opérée par Carl Andre en instaurant, pour sa part, l’œuvre comme possibilité d’exploration de soi-même. La couleur y tient une place primordiale. L’expérience de Paul Cézanne est proche : « La couleur est le lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent », déclarait-il à Joaquim Gasquet 2. CL2 Blue Shadow, CL2GN35 Orange, CL9GN35 Sunset Bright Green créent une multitude de reflets irisés se mouvant au gré des angles de regard. Ces vitrages avivent la perception par une palette de couleurs flamboyantes. Ils miroitent des premières lueurs de l’histoire de l’art quand, sur les parois des grottes, les ombres dansaient jusqu’aux formes peintes. Et miroitent aussi des horizons futurs où la lumière, à la fois onde et particule, dématérialise la réalité en opérant d’innombrables connexions.

 

Si la lumière est un élément spirituel par essence, l’engagement d’Ann Veronica Janssens ne relève pas de cette quête. Son exploration du monde s’apparente plutôt à celle des trois princes du royaume de Serendip 3. et relève, comme les aventures de ces derniers, d’une pluralité de découvertes nées du hasard que ce soit dans l’atelier ou le monde alentour. Le voyage est imprévisible, il s’agit de se mettre en route pour « réveiller dans la vision ordinaire les puissances en sommeil » 4. Le monde est là, les œuvres d’Ann Veronica Janssens nous incitent à l’inventer.

 

— Annabelle Gugnon

 

1.     Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, éd. Christian Bourgois, 2011. 
2.     Joaquim Gasquet, Cézanne, éd. Encre Marine, 2002. 
3.    Louis de Mailly, Les Aventures des trois princes de Serendip, éditions Thierry Marchaisse, 2011. 
4.     Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, éd. Folio, 2014.