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Ann Veronica Janssens
airs
19 mars - 22 mai 2021
Mennour, 47 rue Saint-André-des-Arts

« L’œil : source qui abonde [1] »
— Philippe Jaccottet
« Il n’y a pas de secret, je suis dans le mystère du monde [2]. » Ann Veronica Janssens évoque ainsi sa manière de créer, « en s’infiltrant plutôt qu’en s’imposant ». Aucun arcane, aucun prodige ici : ses œuvres se glissent simplement dans la matière et agissent comme des révélateurs de lumière, de couleur, de mouvement, d’espace-temps... Ses œuvres dévoilent la magie du réel, font jouer les ondes, émeuvent les perceptions intimes. Kamel Mennour est heureux de présenter la troisième exposition personnelle de l’artiste belge, internationalement reconnue et dont les brouillards de lumières colorées ont d’ores et déjà marqué l’histoire de l’art (Fantazy, 2013, par exemple).
Pour « airs », sa nouvelle exposition, Ann Veronica Janssens suscite un voyage spatial où vide et œuvres entrent en résonance avec l’Univers, la Terre, le Soleil et l’humanité. En jouant des échelles — de l’infiniment grand à l’infiniment petit — chacun et chacune s’engagera à sa guise dans l’exposition, selon sa propre sensibilité. Et les œuvres les plus précieuses seront assurément les perceptions sculptées et élaborées à l’intérieur de soi-même en faisant l’expérience des dispositifs proposés.
On y entre par The Skeis... oups : « The skies » (les ciels, en anglais). Le texte scientifique du début du XXe siècle décrit le chaos coloré du ciel après un violent incendie. Il est vert, il est orange, il est polychrome mais le bleu a disparu. Ann Veronica Janssens intensifie ce chaos par le désordre des lettres. En lisant le texte, un anglophone sera étonné de constater le pouvoir du cerveau qui corrige spontanément le charivari typographique. Tout comme les francophones avaient pu le remarquer en 2012 lors d’une intervention précédente de l’artiste sur un immeuble de Genève. D’immenses lettres de néon blanc écrivaient cette phrase : « L’odrre n’a pas d’ipmrotncae ». Instantanément, le cerveau rectifiait l’ordre orthographique.
Le chaos scriptural de The Skeis (2019) évoque un oracle pour notre époque de l'anthropocène où le futur du vivant est incertain. Comme les paroles d’une Sibylle antique prédisant l’avenir par énigmes, il requiert nos interprétations. Dans la salle adjacente, les photographies sur papier brillant, Five Lines of Pink in the Air, Randomly (2020), rappellent également les signes fastes ou néfastes que les devins lisaient dans le vol des oiseaux. À la différence près que les traces de couchant rose dessinées au hasard dans les nuages sont produites par un avion, donc par un artefact dont l’empreinte carbone pollue l’air et influence de fait le destin de la planète. Que nous prédisent ces entailles dans la vapeur d’eau ? Elles ouvrent en tout cas un infini, elles dessinent des directions de hasard dans un Univers que l’on sait en expansion continuelle « à raison de 5 à 10 % tous les milliards d’années [3] ». Le vide, l’espace intergalactique s’étendent, l’Univers n’est pas statique. Tout est mouvement. Même le Soleil avance vers sa mort qui adviendra dans quelque cinq milliards d’années [4].
Pour l’instant, l’astre solaire est l’ami des jours heureux bien qu’il puisse aussi se révéler être un brûlant ennemi. Posé à champ contre le mur, le toit de chaume, dénommé « ciel de maison » dans certains habitats traditionnels, a la forme d’un bouclier. Il est une interface entre le Soleil et les humains. Comme le sont parasols, stores, chapeaux, qui ont inspiré plusieurs créations à Ann Veronica Janssens (Californian Blind, Venitian Blind, Chapeau (Stetson)...). Toutes sont des ready-made rehaussées à la feuille d’or où viennent rayonner les ondes lumineuses. Si le toit de chaume (Umbrella, 2020) est une interface nouvelle dans l’œuvre de l’artiste, le chaume est quant à lui un matériau qui l’attire depuis toujours.
Un mouvement sol-air, air-sol anime toute l’exposition où la sculpture horizontale, fondamentale dans la quête d’Ann Veronica Janssens (Anvers-Kinshasa-Humlebæk, 2012-2020, Untitled (Blue Glitter), 2015, etc.), trouve ici une version inédite avec Atlantic (2020), une surimposition de plaques de verre imprimées en relief. L’eau semble y ondoyer. Peut-être un écho à Carl Andre, le minimaliste américain, qui innova en étendant une sculpture à l’horizontale (144 Tin Square, 1967) plutôt que de l’ériger en hauteur. Carl Andre eut l’idée de cette innovation majeure de l’histoire de l’art en glissant à la surface de l’eau, à bord de son kayak [5].
Seuls dans une pièce, mettant le vide de l’espace en valeur, deux rouleaux de verre coulé sont également rivés au sol (Blue Glass Roll, 2019). Ils pèsent 357 kilos chacun. La gravité terrestre les rend impossible à soulever « et pourtant une pichenette suffit à les mettre en mouvement, à les faire rouler [2] ». La rondeur se joue de la gravité et le temps inscrit la légèreté dans la lourdeur. Durant la longue durée de séchage de ces rouleaux de verre, des bulles d’air se formaient, cherchant à s’envoler. Certaines ont réussi leur échappée quand d’autres se sont laissées enfermer et contiennent à présent « une parcelle de cosmos [2] »...
L’exposition « airs » est un laboratoire poétique où pesanteur et apesanteur, mouvement et gravité se mêlent à l’espace et au temps pour ouvrir toujours et encore l’étonnement d’être au monde. Et le voyage spatial ne s’arrête pas là. Il se poursuit au Panthéon, à Paris. À l'été 2021, Ann Veronica Janssens y met la magistrale architecture néo-classique en mouvement par de vertigineuses réverbérations et diffractions autour du Pendule de Foucault. D’autres résonances y seront à l’œuvre.
— Annabelle Gugnon
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1. Philippe Jaccottet, Airs, Paris, éd. Gallimard, 1967.
2. Pour les citations, entretien de l’auteure avec Ann Veronica Janssens, le 9 mars 2020. 3. Stephen Hawking, Une brève histoire du temps, Paris, éd. Flammarion, 2017.
4. Trinh Xuan Thuan, Le Chaos et l’Harmonie, Paris, éd. Fayard, 1998.
5. Entretien avec Irmeline Lebeer, L’Art ? C’est une meilleure idée !, Paris, éd. Jacqueline Chambon, 1997.

Ann Veronica Janssens
Né en 1956 à Folkestone, Royaume-Uni
Vit et travaille à Bruxelles, Belgique


































































































