Douglas Gordon

the anatomy of my desire

7 juin - 20 juil. 2019

Mennour, 47 rue Saint-André-des-Arts

Douglas a six ans, il vit en Écosse. Il regarde la télévision avec sa sœur et, par hasard, il voit l’un des films les plus marquants de sa vie : Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse. 

Ce moyen-métrage français de 1956 met en scène Pascal, six ans aussi, qui, en allant à l’école, tombe sur un ballon lié à un réverbère. Il le détache et s’y attache. Ce ballon magique ne cesse d’entraîner l’enfant vers de nouvelles aventures. Aujourd’hui,  en 2019, le ballon a grandi et flotte au-dessus de la verrière de la galerie, mais reste inaltéré. Délié du lampadaire, identique à celui du film. Le ballon est la pure métaphore du désir — insaisissable, imprévisible et provoquant. 

 


Le désir reste au cœur de la recherche menée par Douglas Gordon. Après « the inventory of my desire », présenté à l’automne 2018 chez kamel mennour, avenue Matignon, où il présentait ses œuvres avec celles de six artistes cruciaux pour lui, il poursuit sa quête avec cette « private investigation in public ». Intitulée « the anatomy of my desire », elle rassemble de nouvelles pièces : sculptures, films, ready-mades, aquarelles, néons… Rue du Pont de Lodi, l’artiste présente un terrain de jeux alors que rue Saint-André-des-arts, il regarde vers l’enfance « à travers un brouillard de clarté, de précision et de brutalité ». 

 


Après plus de trente années de travail, Douglas Gordon fait le point. Il veut savoir de quoi est fait son désir, une énergie inconsciente, indestructible, qui soutient l’existence et s’enracine dans l’enfance. « Je veux comprendre. J’essaie de voir si le désir est pluriel ou si c’est toujours la répétition de la même chose. » Ces mots sont la boussole d’une enquête, soutenue en filigrane par une filmographie séminale. En entrant dans la galerie, une ligne de cinquante-deux nœuds de ballon rouge, dont un en or, nous conduit vers le ciel en passant par un bocal d’eau d’aquarelle où trempe un pinceau-corbeau. L’œuvre est un hommage au couple de professeurs qui ont ouvert les yeux de Douglas Gordon dans son enfance. Ils l’ont encouragé aussi à visiter Paris. À dix-sept ans, il fait ce voyage initiatique. Il découvre le Louvre, le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, les Tirs (1961-1964) de Niki de Saint Phalle, Le Magasin de Ben (1958-1973)… Paris reste à jamais une ville chère à son cœur. 

La ligne du temps avance et le désir reste relié au même ombilic, à un certain nom[bril] du monde, comme l’a chanté l’actrice Jeanne Moreau. Cette continuité de l’être entraîne la ligne vers son avancée. À chacun de ses anniversaires, Douglas Gordon y ajoutera un nœud supplémentaire. Ce chiffrement annuel du temps rappelle les vanités que le plasticien crée depuis ses quarante ans (Forty, 2007). Un crâne poinçonné d’étoiles, une nouvelle étoile à chaque anniversaire. 


Le corps grandit, l’enfant atteint l’âge adulte et l’adulte reste tissé d’enfance. Le désir n’a pas d’âge, même si la libido s’organise différemment. Aussi, dans l’autre espace de la galerie, le pull gris de Pascal, 6 ans, et le manteau camel que Paul, la quarantaine, porte dans le film de Bernardo Bertolucci Le Dernier Tango à Paris (1972) sont taillés en version adulte et en version enfant. Ils n’ont ni boutons ni poches. Que faire de nos mains alors ?  Elles deviennent les actrices de Solid Milk (2019). Dans ce film, la main gauche de Douglas Gordon se fait caméra et filme la droite empoignant une motte de beurre. Cette main, sensuelle et prédatrice, lubrifiée par la matière, transfère lentement au beurre son énergie vitale et le fait fondre dans une alliance érotique. Ces vidéos font écho à Blue (1998) et à Blue II (Featuring Franz West) (2007) où les mains de Douglas Gordon simulent un acte sexuel. Le double et les mains sont des fils conducteurs de tout son œuvre pour dire la sensualité, la duplicité, l’haine-amour, le conflit, la sujétion…

 


Qu’est-ce que le désir ? La routine pourrait-elle être une issue à cette question infinie, pourrait-elle protéger des errements ? En 17 aquarelles réalisées une par jour, comme une méditation sur la routine, Douglas Gordon explore l’acte du lit-fait-quotidiennement-au-carré par le légionnaire dans le film de Claire Denis Beau Travail (2000). L’artiste a réalisé une réplique du couvre-lit. Le film, inspiré du dernier livre d’Hermann Melville Billy Budd. 1, raconte l’histoire christique d’un légionnaire dont le torse est tatoué de la phrase « Sers la bonne cause et meurs ». 

Tel un gisant, une branche dépouillée de raisins, de la même taille que le propre corps de Gordon gît prostrée sur le sol. Le désir ne porte plus de fruits. C’est ainsi. Le désir a sa mémoire, sa logique, ses mystères et il n’a pas de pourquoi. Aucune explication ne peut l’approcher. Aussi à toutes les questions qui veulent soumettre les actes, les œuvres ou les obsessions à explications, Douglas Gordon répond par cinq néons blancs les « because because because because because » du Magicien d’Oz (1939). « Because of what? » Là est la question. 

 


Le désir recèle de perpétuels mystères, et son exploration exige une éthique particulière, une question spécifique. « What shall we do now? », demande la voix de la fillette une fois que le corbeau — avec une cruauté toute naturelle — a écharpé et avalé le petit canari dans la vidéo Silence, Exile, Deceit (rééditée en 2019). Cette vidéo évoque la décision vitale de Stephen Dedalus, le héros du livre de James Joyce Dedalus ou Portrait de l'artiste en jeune homme : « Je vais vous dire ce que je ferai et ce que je ne ferai pas… Je vais essayer de m’exprimer aussi librement que je peux et aussi entièrement que je peux en un certain mode de vie ou d’art, usant pour me défendre des seules armes que je m’accorde — le silence, l’exil et la ruse. 2. » 
[‘I will tell you what I will do and what I will not do… I will try to express myself in some mode of life or art, as freely as I can and as wholly as I can using to defend myself the only arms I allow myself to use: silence, exile and cunning.’] 

 

— Annabelle Gugnon

 

1.   Hermann Melville, Billy Budd, marin, première édition en 1924, éd. Gallimard, 1987.
2.   James Joyce, Portrait de l’artiste en jeune homme (A Portrait of the Artist as a Young Man), première édition en 1916, éd. Gallimard, 1992